Je voulais publier une histoire d’amour pour la St Valentin, avant de décider qu’il n’y a pas de jour pour fêter l’amour ! La voici donc 3 jours après…
(Ok, bon, en vérité, je suis en retard, j’ai manqué de temps pour terminer cette histoire d’amour pure, exaltée, trop préoccupée d’histoires d’amour déviantes, transgressives…)
L’été dernier, les chemins détournés de mes vacances m’ont entraînée dans une visite d’Abbaye… Parfois, elles accueillent des moines, parfois des moniales… – les sexes sont toujours soigneusement séparés pour éviter toute tentation.
Mais voilà que deux abbayes sont construites si proches l’une de l’autre qu’elles partagent des terres, des communs, l’église, où moines et moniales se retrouvent plusieurs fois par jour, appelés à vivre des moments de prières et de liturgie. Assis dans des sièges en bois en face les uns des autres, ils chantent, séparés par un fossé infranchissable : l’autel où le prêtre évoque encore et encore les tourments et le sacrifice du Christ, en brandissant son sang et son corps.
– Mais ce qui devait arriver, arriva… car l’attirance, le désir trouvent toujours un chemin, même sur celui de la sainteté.
***
Pendant longtemps, il ne se passa rien. Rien en dehors de la vie monotone de l’abbaye, rythmée par les temps de prières et de travail. L’abbé et l’abbesse s’asseyaient en face l’un de l’autre avec indifférence, entièrement tournés vers Dieu. Dieu les comblait, les nourrissait, suffisait à leur bonheur. Ils dédaignaient ce corps dont les appétits de la jeunesse s’éteignaient, ils se désincarnaient peu à peu, purs esprits déjà en route vers l’au-delà qu’ils appelaient de leurs vœux.
Le dernier péché encore avoué par l’abbesse en confession était le péché de gourmandise – l’abbaye fabriquait un fromage prisé, il fallait vérifier sa qualité. Les monastères et couvents de France envoyaient leurs productions, en guise de cadeaux ou pour approvisionner la boutique : ligueurs, gâteaux, bonbons, miels, pâtes de fruits… Des recettes anciennes, délicieuses, des produits fabriqués avec patience et amour. Il fallait goûter n’est-ce pas, on n’allait pas intoxiquer les pèlerins faisant halte à la boutique ! L’abbesse tressaillait à la vue de tous ces bons morceaux, elle croquait quelques bouchées avec enthousiasme, et souriait, le corps heureux.
Mis à part ce péché bien innocent, l’abbesse n’avait rien à se reprocher. – En réalité, elle se montrait souvent contemplative, s’oubliant des heures dans des prières interminables, des méditations spirituelles, des rêveries, laissant le soin des tâches logistiques aux autres sœurs qui maugréaient parfois dans leurs barbes.
Elle ne saurait dire quand tout a commencé, une évolution imperceptible, devenue un jour une évidence. Elle se levait à l’aube de bon cœur ces derniers temps. Elle avait d’abord mis cela sur le compte de l’arrivée du printemps, cela avait été si difficile tout l’hiver de se lever dans le froid et la nuit ! Elle arrangeait son voile avec goût autour de son visage, afin de préparer sa rencontre avec Dieu se disait-elle – pour son cher abbé lui soufflait son cœur.
Ils se regardaient sans se voir depuis si longtemps. Un jour, leurs yeux finirent par se croiser, quelques secondes de trop. Une douce chaleur se répandit dans tout son corps tandis qu’elle soutenait son regard. Ils chantaient toujours, leurs voix s’envolaient, se répondaient, s’emmêlaient, proches déjà, tandis que son cœur menaçait d’éclater.
Depuis ce jour béni, elle ne vivait que pour ces offices où ils priaient et chantaient ensemble avec tant de ferveur. En face l’un de l’autre, ils se disaient déjà tant de choses avec leurs yeux, entourés de leurs frères et de leurs sœurs en prière, les yeux baissés. Eux par contre se regardaient intensément, aimantés, hypnotisés, au point de s’arrêter de chanter parfois, oubliant tout le reste, perdus dans le regard de l’autre. L’abesse rougissait, son esprit prenait conscience que peut être, ce n’était pas bien ; elle fermait les yeux, le coeur heureux.
Lui la contemplait, ému. Comme elle était belle avec son visage si pur, l’incarnation de la vierge Marie ! Et son regard, clair, scintillant, teinté de mélancolie souvent… Son cœur se serrait d’émotion, elle faisait preuve de tant piété, il n’entendait que du bien à son propos – il se tenait à l’affût de tout ce qui se disait sur elle. Sa sagesse devait être à la hauteur de sa mine modeste pour avoir été nommée abbesse si jeune, il devrait la consulter pour la gestion du domaine, sans doute. Après tout, leurs abbayes se jouxtaient, un certain nombre de terrains et d’infrastructures étaient communs, il n’était pas juste de la tenir à l’écart des affaires. Les temps avaient changé vis à vis des femmes, il serait temps qu’il se mette à la page lui aussi, même s’il avait choisir de vivre à l’écart du monde.
Ce matin-là, il lui adressa la parole pour la première fois, le cœur battant à tout rompre.
— J’aimerais vous parler de projets d’investissements, d’aménagements, seriez-vous d’accord ?
L’abbesse approuva en silence, le cœur plein de joie, et attendit avec impatience la réunion.
Il y en eut de nombreuses, aussi souvent que possible. Ils appréciaient tous deux ces rendez-vous, elles devenaient au fil du temps de plus en plus amicales, détendues. Bientôt, il ne fut plus seulement question de chantiers et de travaux, ils évoquaient leur amour de Dieu aussi – celui qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre en réalité, transcendé en leur amour commun pour la sainte trinité.
L’abbesse se réjouissait de ces rencontres informelles, juste elle et lui – les autres avaient déjà assez de travail comme ça ! Ils parlaient de sujets pratiques, et se disaient des choses bien plus profondes avec les yeux. Elle s’enflammait aussi bien sur la réfection d’un muret que la diversification du potager. N’importe quel projet aurait fait l’affaire de toutes façons, même l’évacuation des eaux usées ! L’abbesse avait toujours un rire au bord des lèvres, elle se sentait tellement joyeuse, bien vivante. C’était agréable, cette sensation de légèreté de tout son corps… Son cœur, lui, s’envolait ! Dieu ne pouvait pas condamner de tels élans, si doux, offrant tant de joie. D’ailleurs, elle Lui offrait toute cette joie, et Le remerciait sans fin.
L’abbé lui offrit sa bible préférée, celle de la vocation de sa jeunesse, elle en fit son livre de chevet. Elle lui confia sa croix de bois, souvenir d’un pèlerinage à Jérusalem. Il la baisait tous les soirs et s’endormait en la serrant contre son cœur. Il la portait même en journée, sous son habit, attachée à une ceinture de corde ; il aimait la sentir battre contre sa hanche quand il marchait, répondant aux battements de son coeur. Sans cesse il repensait au visage aimé, et lui aussi offrait sa joie d’aimer à Dieu.
Elle prenait énormément de plaisir à discuter avec lui, savourant ses réparties, ses pointes d’humour toujours respectueuses qui la faisait rire entre ses mains. Appréciant aussi son esprit saint, elle le pria de devenir son confesseur. Il pénétra dans son intimité, ses pensées, s’amusa de sa gourmandise, et l’aima davantage encore. Elle s’enfermait avec enthousiasme dans le confessionnal sombre, plus petit encore que sa cellule ; une mini prison, devenue un coin de paradis terrestre. Elle ne s’était jamais sentie aussi libre, bercée par la voix de son abbé. Elle lui avouait penser de plus en plus souvent à un homme. Il retenait son souffle, heureux ; elle parlait de lui ! Elle souriait, s’emballait à son propos, c’était dieu qui lui envoyait cet ami de cœur, pour adoucir sa vie humaine, égayer sa solitude. Un désert voulu, c’est vrai, mais ô combien cruel, quand la vie sur terre pouvait être si douce.
Et puis son corps s’en est mêlé, a tout gâché. Sa sensualité s’est réveillée, lors d’une simple réunion, à l’image de toutes les précédentes pourtant. Ils regardaient des plans, épaule contre épaule, un contact fraternel anodin, aux conséquences inattendues. Elle s’est mise à frissonner, un courant électrique lui déchira le cœur, disloqua son corps, ses jambes se dérobèrent, elle avait l’impression de chuter. Son cœur se mit à battre plus vite, menaçant d’exploser. Autant de sensations qui l’espace d’un instant lui firent entrevoir l’extase de l’amour fou. La tentation de la passion la brûlait vive, elle s’enfuit en courant, ignorant ses appels. Elle ne devait plus le revoir, jamais, elle serait perdue.
Abbesse déchue, elle choisit de vivre en recluse. Elle ne quitta plus son ermitage, son refuge à l’écart de la communauté, et se consacra entièrement à la prière solitaire. On lui glissait des repas par la fenêtre, elle y touchait à peine. Son corps se rebellait parfois, elle pleurait à chaudes larmes, son envie de vivre menaçait l’édifice fragile de sa volonté. Après tout, elle n’était pas prisonnière, il suffirait d’ouvrir la porte et de sortir, c’était aussi simple que ça. Ou lui écrire, voler à sa rencontre, lui avouer son amour, et vivre le bonheur terrestre dans ses bras, baiser ses lèvres ! L’émoi la saisissait, le sang affluait dans ses veines, son désir affleurait entre ses jambes, son cœur battait plus fort, avant que son esprit ne reprenne le contrôle et chasse ces pensées inspirées par Satan. Elle reprenait le chapelet pour toute éternité, s’étiolant peu à peu comme une fleur poussée à l’ombre. Ses rêves s’éteignaient, ses pensées se rétrécissaient, se concentraient sur un unique objet du désir, Dieu. Son âme trouvait la paix, mais son corps luttait encore ; il finirait bien par se résigner à son tour.
Il ne se résigna pas.
Une nuit d’insomnie plus terrible encore que les autres eut raison de ses bonnes résolutions. Dieu l’avait abandonnée, elle n’arrivait même plus à prier ; elle étouffait. Elle ouvrit la porte, respira pleinement, et se mit en marche.
L’abbé, lui, avait demandé à changer de monastère, il ne supportait pas de la savoir si proche, mais inaccessible, abîmée dans la solitude. Il redevint simple moine, accomplissant les tâches les plus basses pour sa rédemption et oublier son abbesse.
Peine perdue, si balayer occupait ses mains, son esprit en liberté restait obsédé par une unique vision : il se voyait courir vers elle, il l’arrachait à sa prison de pierre, à ses démons, pour vivre avec elle une vie terrestre. Il ne voulait plus de la vie spirituelle à laquelle il s’était consacré, elle n’avait plus de sens. Il serait maudit, chassé, calomnié pour avoir rompu ses vœux, ça lui était bien égal tant qu’elle serait auprès de lui.
Il lâcha la serpillière, prépara son maigre paquetage, et quitta son nouveau monastère sans un regard derrière lui.
***
L’Abbaye, visite guidée : après la romance, un peu de culture 😉
Si mon histoire est inventée, j’ai vraiment visité une Abbaye, me passionnant pour le mode de vie des moines. Notre guide n’y est pas pour rien dans cet intérêt. Très souriante, elle nous envoûte de sa voix douce, et nous observons un silence monacal, suspendus à ses lèvres, buvant ses paroles. Je frissonne en découvrant les règles de vie observées par les moines. Une vie d’adoration, consacrée à dieu. Je n’ose dire une vie de soumission, sacrifiée à Dieu…
Ils se réveillent à l’aube, 3h45, à l’heure où l’on danse encore en soirée, où l’on dort profondément du sommeil du juste. Eux, ils s’éveillent, et se dirigent vers leur première messe, à 4h ! Toute leur journée sera rythmée ensuite par des temps de prière, de lecture, de travail… Aucune place pour les loisirs, et encore moins des vacances.
Ils choisissaient soigneusement le lieu d’implantation de leur abbaye, il fallait qu’elle soit à l’écart des villes et des tentations du monde, leur offre de quoi vivre en autarcie le plus possible, Aujourd’hui encore, je me demande s’ils s’autorisent la lecture d’un roman policier, des visites à leurs familles, s’ils sortent pour des motifs autre que médicaux ou électoraux. Ils vivent dans le silence, le dépouillement, la solitude, tout en s’aidant entre frères. Mais, ils sont gourmands, vu les délices proposés par la boutique (miel, gâteaux, fromages…), et épris de beauté !
Autrefois, avant l’imprimerie, ils passaient de nombreuses heures à recopier des textes, à raison de deux pages par jour : 6 mois pour recopier tout un livre et 200 peaux de moutons pour fabriquer tout le parchemin nécessaire. Ils écrivaient debout, à main levée, sans pouvoir s’appuyer sur la table, c’était une activité très physique !
– Béni soit Word !
Photos : Abbaye de Citeaux, film Fou d’amour, publicité Benetton des années 80