Vierge de pierre

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Suite à l’incendie qui a ravagé Notre-Dame le 15 avril dernier, cette photo a circulé sur les réseaux sociaux. Il s’agit en fait d’une photo prise lors d’un séisme en Italie : une statue en marbre de la Vierge retrouvée intacte.
L’expression tendre de la vierge en train d’être sauvée par les pompiers m’a touchée, et inspiré une petite histoire (loin de toute polémique ou d’envie de débattre sur les dons, les projets de rénovation, les causes « plus justes »… seulement pour le plaisir d’inventer des histoires, avec sûrement des emprunts plus ou moins conscients à untel ou untel)

 ***
La cathédrale est en flammes. Accident, terrorisme, nul ne le sait ; pour l’instant, le plus important, c’est d’éteindre l’incendie. Les curieux sont poussés à l’écart, les pompiers doivent agir librement, sans se soucier d’éventuels imprudents. D’immenses tuyaux parcourent les rues bloquées pour puiser l’eau. Une averse en continu s’abat sur le toit, en vain ; les pompiers juchés sur les grues sont à bout de force. Toute la structure du bâtiment est menacée, il faut absolument éteindre le feu qui gagne l’une des deux tours.
Une équipe de pompiers se précipite à l’intérieur, armés de lourds tuyaux. Ils ne voient rien, la tour est plongée dans l’obscurité, une fumée épaisse ne laisse entrevoir que les flammes. Vacarme du bois qui flambe, craque, chute. Il faut faire vite. Ils atteignent enfin le sommet de la tour et retrouvent un peu de visibilité.
Martin regarde autour de lui, atterré par la vision de ce toit rougeoyant. Les minces jets de leurs lances semblent n’avoir aucun effet, la toiture est perdue, elle s’effondre, ébranlant tout l’édifice. Une pluie de cendres se déverse sur le parvis, de minuscules parcelles de charbon réduits en poussière quand on les ramasse, tout ce qu’il reste de la charpente millénaire. Il faut sauver les tours, elles offrent à la cathédrale sa silhouette si familière, sans oublier les dizaines de chimères, gargouilles, tout ce petit peuple de pierre grimaçant et attachant accroché à leurs flancs. Son regard s’arrête sur une statue de la vierge, son visage exprime une douceur toute maternelle, ses yeux le considèrent avec une immense tendresse mêlée de tristesse. Le cœur de Martin se serre, elle ne peut pas brûler, pas elle ! Que fait-elle au milieu de ces monstres ? Il ne la quitte pas des yeux, ne pense plus qu’à la sauver, l’emmener avec lui, foudroyé par son regard si doux. Déjà, des flammes lèchent son socle, l’entourent d’un rideau de feu, il distingue à peine ses yeux de pierre qui l’implorent.
Il s’élance.
— Martin ! Arrête-toi, c’est de la folie, tout peut s’écrouler d’un moment à l’autre ! On laisse tomber les statues, on doit d’abord maîtriser les départs de feux de la tour… la tour ne va pas tenir ! Martin !!
Le capitaine tente de retenir son meilleur élément, quelle mouche l’a piqué !
Martin ne l’écoute pas, il franchit déjà les flammes et disparaît. Le commandant lève les yeux au ciel, il fait signe à un autre pompier et suivent Martin en enfer. Il est hors de question de laisser l’un des leurs seul dans ce brasier instable.
Martin réussit à s’approcher de la statue, il la libère, emporte avec lui son précieux fardeau. Il est surpris, elle ne pèse pas plus lourd qu’une jeune fille, la pierre doit être creuse. Ses camarades le rejoignent, Martin est contrarié, il veut garder la statue pour lui seul, pourquoi sont-ils là, il n’a pas besoin d’eux. Tout le monde veut la toucher, des dizaines de mains s’approchent, tentent de l’attraper, irrésistiblement attirés. Martin sent la moutarde lui monter au nez, il ne va pas les laisser mettre leurs sales pattes sur sa jolie vierge, c’est lui qui l’a sauvée, il a pris tous les risques !
—  Arrêtez, vous allez la casser ! Laissez-moi l’emmener à l’abri…
Il la prend dans ses bras avec précaution, comme si elle était une princesse, la serrant contre son cœur. Il devrait la déposer dans le camion où tous les trésors sauvés sont entreposés, en attendant d’être déposés dieu sait où, dans quelque hangar sans lumière. Cette pensée l’assombrit, il préfère l’emmener chez lui, prendre soin d’elle, la coucher sur son lit. Il risque une sanction, mais il n’en a cure, plus rien n’a d’importance. Martin enroule la statue dans une couverture et appelle un taxi. De toute façon, c’est bientôt l’heure de la relève, son service est terminé, il se sent épuisé.
Enfin chez lui, au calme, Martin prend le temps d’observer la statue plus en détails. Il est émerveillé par la finesse de la sculpture : les traits de son visage, les plis de ses vêtements sont si délicatement dessinés. Il la caresse doucement, enlève avec soin les traînées de suie, les copeaux de bois noircis restés coincés, avant de l’étendre sur son lit. La vierge le regarde toujours avec tendresse, elle semble reconnaissante, toute trace de tristesse a disparu de ses yeux. Sans doute est-ce l’éclairage, les jeux d’ombre et de lumière qui changent son regard ? Martin caresse son visage de ses doigts, lui prend la main. La pierre est tiède, sûrement en raison des flammes… Son coeur se réchauffe à son tour, ému par sa perfection, le sculpteur a vraiment fait des merveilles ! Dire que personne ne voyait cette statue, nichée si haut au milieu des gargouilles. Un ange au milieu de créatures démoniaques !
Martin serre la vierge contre lui, il s’endort le sourire aux lèvres, comme un bienheureux.

The_Soul_Attains,_2nd_series,_Pygmalion_(Burne-Jones)    Sa première pensée au réveil est pour sa statue. Il tend la main vers elle, mais au lieu de la pierre dure, il rencontre une peau douce, moelleuse. Martin sursaute, un cri lui échappe, une jeune fille est allongée à côté de lui ! Elle ouvre les yeux et le contemple calmement, d’un regard empli de tendresse, le même regard que… se pourrait-il ? Martin secoue la tête, il devient fou.
— Comment êtes-vous entrée, et où ma statue ?
— C’est moi, n’ayez pas peur ! C’est pour vous remercier de m’avoir sauvée…
— Par quel prodige ? Qui êtes-vous, la vierge Marie ?
Un rire cristallin lui répond.
— Vous êtes loin d’avoir percé tous les mystères des cathédrales, bande de mécréants ! Je suis vierge, oui, mais je ne suis pas « la vierge » ! Je suis enfermée depuis toujours dans une enveloppe de pierre, priant pour les hommes, ces ingrats, et aujourd’hui, je me réjouis de m’incarner parmi eux, de me donner à toi, ma chair, mon sang, ne faire qu’un avec toi ! Car tu es venu à moi, au péril de ta vie ! Et il est écrit que tu seras récompensé pour ton acte de bravoure !
Martin choisit de ne plus se poser de questions et de profiter de ce cadeau tombé du ciel, un miracle ! Il devient croyant en même temps qu’il tombe amoureux fou, un maelström d’émotions qui lui donne des ailes, oui, il la croit, c’est sa statue, comment a-t-il pu en douter, il la reconnaît, c’est bien elle, mais avec des joues roses, des lèvres évoquant des framboises. Il rêve de goûter ce fruit défendu, jusqu’à quel point veut-elle vivre la vie des hommes, qu’a-t-elle voulu dire ? Sans doute est-il en train de rêver, il peut laisser libre cours à ses envies.
Martin ne résiste plus, il fait glisser la longue tunique plissée de la jeune fille, retire le voile, avant de serrer son corps mince contre lui. Il la sent frissonnante entre ses bras, apeurée comme une biche, et enthousiaste aussi. Il va prendre tout son temps pour l’apprivoiser peu à peu. Il caresse lentement ses courbes, émerveillé par la douceur de sa peau, un sentiment délicieux de plénitude l’envahit tandis que sa bouche se pose sur le cou blanc. Ses mains parcourent toujours son corps, s’attardent entre ses jambes où coule une source d’eau vive, il se promet de lui faire connaître le septième ciel.
— Tu es si belle ! Je ne veux plus te quitter, jamais, je veux rester pour l’éternité ainsi ! Serré dans tes bras, je suis au paradis…

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Le lendemain, ses collègues pompiers, inquiets de ne plus avoir de nouvelles, forcent sa porte, ils le cherchent dans tout l’appartement.
— Les gars, venez voir ce que j’ai trouvé dans la chambre !
Deux statues sont couchées sur le lit, enlacées. Elles s’emboîtent parfaitement, les pompiers ne réussissent pas à les séparer malgré tous leurs efforts. Elles vont si bien ensemble, l’homme nu, blotti comme un enfant dans les bras de Notre Dame.
— Mais à quoi il joue Martin ? Il démarre une collection ou quoi ?
— C’est du vol et rien d’autre ! Il va avoir des ennuis…
Ils parlent tous en même temps. Le capitaine met fin aux discussions d’un geste.
— ça suffit ! Martin ne va pas bien, vous avez bien vu ce qui s’est passé hier… Il n’a plus toute sa tête, il fait n’importe quoi… Allez, on embarque les statues discrètement, on dit rien à personne, je compte sur vous, je réglerai ça avec lui plus tard…
Et avec un clin d’oeil pour détendre l’atmospère :
— Elles vont être contentes de retrouver leurs copines gargouilles dans le hangar !
— Heu, c’est pas sur chef… avant, elles avaient la vue sur tout Paris et les pigeons pour se distraire, là, elles ne vont pas revoir la lumière du jour avant une bonne vingtaine d’années !

Photo : séisme des Abruzzes ; Pygmalion, d’Edward Burnes-Jones ; film Indiana Jones

10 commentaires

  1. Djamel a écrit :

    Il est beau de sortir de son registre et se mettre à écrire autres choses Se texte est riche en émotions Il m’a beaucoup touché ❤
    Dans cette tragédie trouver l’amour belle inspiration Presque une larme Gratitude 🙏🙏🙏 pour se beau partage Au plaisir de Vous lire 😉

    1. Clarissa a écrit :

      Merci Djamel pour ce retour qui me fait très plaisir ! Et m’encourage…

  2. Harmoniedescorps a écrit :

    Très amusant et surprenant. Bravo

  3. Le Matou Liberti a écrit :

    je prends seulement maintenant le temps de lire ce beau texte… Bravo… C’est à la fois grave et romantique…

    1. Clarissa a écrit :

      Merci cher Matou, je suis contente si j’ai réussi à créer cette ambiance romantique et triste à la fois… la pirouette finale était peut-être de trop, mais je n’ai pas résisté ^^

      1. Clarissa a écrit :

        Merci beaucoup !

  4. Sumicasto a écrit :

    De la poésie en prose !! celle que je préfère. Et moi , si réaliste, je suis très sensible à la recherche préalable, destructrice de « fake news » (la plaie de notre temps) et qui rend à l’Italie cette belle oeuvre. Une oeuvre un temps détournée vulgairement pour les besoins de la cause médiatique, et qu’après rectification brillante, vous détournez à votre tour.
    Mais pour la noble cause du conte cette fois.
    Qui sait si la nuit prochaine, à mon tour, je n’en ferai pas une authentique madonne de gynécée encageant froidement dans sa gangue de marbre l’idolâtre soumis
    que je suis. Bravo et merci.

    1. Clarissa a écrit :

      Merci cher lecteur… oui, ça me semblait important de « rendre à César ce qui est à César », avant de laisser mon imagination prendre les rennes ! Merci pour vos compliments, et au plaisir de lire l’histoire que vous êtes en train d’imaginer !

  5. Clarissa a écrit :

    Merci Djamel ! Je suis touchée, car je suis sortie de mon registre habituel ^^

  6. Djamel a écrit :

    C’est juste magnifique très belle écriture Très accrocheur et plein d’émotions 🙏🙏🙏❤❤

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