Un café et du temps s’il vous plaît

Le prix Jacques Sadoul est un concours de nouvelles qui s’est lancé cette année, autour d’un genre et d’une phrase clef, tirée de l’œuvre de Jacques Sadoul. Pour la première édition, la science-fiction a été choisie, ainsi que cette phrase « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier ».

Le gagnant vient d’être annoncé, il s’agit de Christophe Carpentier, j’ai dévoré son histoire (mais je n’arrive plus à retrouver le lien), j’ai adoré, de la science-fiction qui donne le vertige et nous met la tête à l’envers, comme on aime !

J’avais participé pour m’amuser, je recopie mon histoire ci-dessous (attention, c’est long pour un article de blog ^^)

***

Un café et du temps s’il vous plaît

— Hé, Glurb, t’as pensé à envoyer le rapport au vaisseau-mère ?
— Combien de fois devrai-je te le répéter : appelle-moi Fabien ! Ou chef, à la rigueur…tu veux griller notre couverture sur cette foutue planète, Marco ?
— Je viens de mettre le dernier gars dehors et j’ai fermé le bar derrière lui, on est entre nous là…
— OK… de toute façon, le rapport, pour ce qu’il sert…
— Comment ça, chef ?
— Je ne t’en ai pas parlé, je ne voulais pas t’inquiéter, mais cela fait des mois que je ne reçois plus de réponses du vaisseau-mère, ni de demandes d’ailleurs… Rien, silence radio.
— Comment ça se fait ? s’alarma Marco.
— Je ne sais qu’en penser, le vaisseau mère a peut-être subi une attaque, ou connu des avaries détruisant ses systèmes de communication ? La planète de notre empereur se retrouve coupée des mondes, reléguée aux temps d’avant les voyages interstellaires ? Ou bien, et c’est sans doute l’hypothèse la plus probable, nos compatriotes se sont désintéressés de la Terre, on ne sert plus à rien, on nous a abandonnés à notre triste sort…
— Ce n’est pas possible ! Je ne veux pas rester dans ce trou à rats… On m’a promis une promotion sur Venusia ! s’agita Marco.
Son filtre d’apparence vacillait sous la violence de ses émotions, révélant par éclipses ses traits reptiliens. Il tremblait tellement qu’il fit tomber son verre. Il s’éclata en mille morceaux sur le sol. Fabien lui jeta un regard furibond et se précipita dans la cabine de temportation afin de retourner quelques secondes en arrière — il détestait le gâchis.
Cette fois, le verre se trouvait en sécurité, mais son second s’affolait et grésillait de plus belle, paniqué.
Fabien le saisit par les épaules.
—Marco, on est des soldats, ne l’oublie pas. Garder son calme, c’est primordial. Fais-toi à l’idée : on va croupir sur cette planète boueuse toute notre vie. J’ai effectué quelques tests…

Marco ne l’écoutait plus. Il baissa la tête, accablé, maudissant le jour où il s’était engagé avec tant d’autres, au sein du Département des renseignements. Ce prestigieux département explorait sans relâche l’univers, rassemblait et classait minutieusement toutes sortes d’informations à des fins d’archivage des connaissances, et de calcul des montants des tributs une fois les planètes dans le giron de l’empire. De nombreuses données étaient collectées automatiquement bien sûr, mais les services de renseignement manquaient de clefs pour les décrypter. Rien ne valait l’observation directe ! S’immerger dans le quotidien de ces mondes habités, exercer un métier de contact avec les autochtones…
Tout paraissait si beau lors du recrutement : on lui promettait de voir du pays, de servir l’empereur, avant de revenir auréolé de gloire. Et largement récompensé par une nomination sur une planète assurant le repos des guerriers méritants… Il se souvenait encore de sa joie lors de la remise des diplômes, il vibrait d’enthousiasme : officiellement espion pour l’empereur ! Et il se réjouissait de se retrouver en binôme avec Fabien, si sérieux et bosseur. Un peu trop sérieux à la réflexion.
— Fabien et Marco, vous êtes affectés à la Terre, leur avait annoncé le directeur de la formation. Vous tiendrez un café-bar ! C’est votre raison sociale, votre couverture, votre identité, votre maison… Prenez-en soin. Le lieu idéal, si l’on en croit leurs documentaires, pour recueillir des informations et comprendre les rouages du cerveau Terrien. Fabien, qui a obtenu un meilleur classement, sera le patron du bar, et toi Marco, son serveur. Vous devrez vous fondre parmi la population, épier les Terriens, étudier leurs mœurs étranges, et transmettre vos analyses au vaisseau-mère à chaque tour de la Terre sur elle-même. Un QG est installé dans l’arrière-salle du café : une console, une cabine de temportation — à ne pas utiliser sans consigne de notre part, cela va sans dire. Voici votre ordre de mission, vos codes, et les implants à vous injecter afin d’apprendre leur langage et leurs us et coutumes. Enfin, ce qu’on en connaît… Bonne chance messieurs !
Ils furent aussitôt envoyés sur Terre, cette lointaine planète à peine recensée, dans un café qui ne payait pas de mine à l’écart du centre de la capitale — leurs supérieurs avaient bien ciblé Paris en tant que centre névralgique de cette région, mais négligé d’identifier le quartier idéal.
Marco se retrouva enchaîné sept jours sur sept à ce fichu bar, avec Fabien en gardien de prison veillant à ce qu’il file droit. Un ami plus qu’un chef, Dieu merci, même s’il tempérait souvent ses élans. Marco tenait bon en s’accrochant à la pensée qu’il serait bientôt relevé, et coulerait des jours heureux dans les vapeurs tièdes de Venusia, au creux des tentacules moites de leurs accueillantes habitantes.
Il servait des cafés à longueur de journée, des bières à longueur de soirées, sans jamais se plaindre, ou presque. Il sondait de son mieux l’âme humaine avec Fabien, qui de son côté envoyait ses rapports avec diligence, jour après jour. Maillons essentiels d’une chaîne immense, fourmis travaillant au sein de la gigantesque organisation des renseignements. Dire que ces Terriens arrogants se croyaient seuls au monde, quel orgueil ! Et pourtant, ils ne se gênaient par pour exploiter à outrance leur planète soi-disant « exceptionnelle ».
— Les analystes y verront clair tôt ou tard, c’est juste une question de temps, répétait Fabien à Marco pour le réconforter.
Et maintenant, tout tombait à l’eau : louanges, reconnaissance, récompense… Oubliés comme de vulgaires détritus sur cette planète lointaine.
— Hé, Marco, tu m’écoutes ? le relança Fabien en claquant des doigts, agacé.
— Chef ?
— J’ai envoyé des messages tronqués exprès, dans l’espoir de recevoir au moins des remontrances. Rien. Nous devons nous résigner au pire : on va devoir rester sur la Terre jusqu’à la fin de nos jours, renoncer à la promotion sur Venusia, pour croupir là, au milieu de ces Terriens bagarreurs…
— Qu’est-ce qu’on va devenir…
— On continue ! Mais on va améliorer l’ordinaire… Déjà, je décrète la fermeture de notre café-bar le dimanche et le lundi, on mérite de prendre du bon temps.
Marco reprit des couleurs, et ressembla de nouveau à un jeune Terrien plein d’entrain.
— D’accord chef, depuis le temps que je rêve d’aller dans ces soirées dont ils me rabâchent les oreilles…
— Fais attention à ton look, j’ai vu distinctement ta peau verte écaillée tout à l’heure.
— Oui chef, je maîtrise !

Son second se consolait déjà, et se tournait vers des plaisirs immédiats, mais Fabien se sentait tiraillé, à la fois prudent et libéré de ses obligations, sur le point de déchirer son contrat en mille morceaux ! Enfin, façon de parler, puisque son contrat existerait pour toujours dans les entrailles des archives de l’empire. Qu’ils aillent au diable ! Une invention des Terriens encore ce diable… Quelle peuplade superstitieuse ! Bloquée au stade où la magie et les mythes remplacent la science, s’en tenant à une vie animale au ras des pâquerettes. Ça le démangeait depuis longtemps de leur révéler les secrets de l’univers. Une vie primitive heureusement égayée par l’art, la musique et la littérature. Quelques individus sauvaient cette planète de sa médiocrité, il fallait le reconnaître.
Fabien lisait beaucoup, et appréciait cette immersion si particulière, délicate. Chez lui, la lecture n’existait pas, ni le cinéma d’ailleurs. On vivait pleinement des aventures, le temps d’une connexion. Les humains découvraient tout juste ces dimensions virtuelles, ils effleuraient le sujet, quand Fabien avait grandi avec ces univers parallèles et profité de mille vies — imaginaires, certes, mais bien réelles dans ses souvenirs.
Lire représentait une autre forme de voyage sans bouger, une expérience mentale douce et immersive. L’esprit de Fabien s’était révélé particulièrement réceptif. Il s’enflamma pour la science-fiction en particulier, passionné par l’inventivité des écrivains Terriens. Dire qu’ils rampaient comme des cafards, incapables de s’arracher à l’attraction terrestre, à part pour ce saut de puce vers leur unique lune, il y a longtemps déjà. Pas de quoi pavoiser ! Le plus souvent, ils mettaient en scène des aliens à leur image : agressifs, avides de conquêtes. Alors que l’empereur, lui, n’était que paix et amour ; les planètes sous sa coupe ronronnaient de bien-être et ne tarissaient pas d’éloges. Enfin, la plupart…
Au hasard de sa boulimie de lectures, Fabien dévora « Tant que le café est encore chaud ». Il se sentit tout de suite concerné — après tout, il tenait un café lui aussi ! Le café japonais du roman offrait l’opportunité de retourner dans le passé, à condition de s’assoir à une certaine place, et sans possibilité de changer le présent. Eux pourraient faire tellement mieux ! Ils maîtrisaient parfaitement les voyages dans le temps, ils ne seraient pas là sinon, si loin de chez eux… Voyager dans le temps n’était pas plus compliqué que voyager dans l’espace ; c’est juste une dimension de plus, c’est tout. Depuis qu’il habitait la Terre, Fabien se servait de leur cabine avec parcimonie, discrètement, à l’abri des regards des Terriens. De simples écarts pour corriger des erreurs, réparer des dégâts… quelques minutes par-ci par-là, indétectables et sans conséquence.
Marco de son côté ne s’en privait pas dès que Fabien avait le dos tourné. Le plus souvent pour dormir plus longtemps — maudite gravité qui l’épuisait — ou recommencer un échange avec une jolie cliente, éviter cette gaffe qui avait tout fichu par terre. En vain, la plupart du temps.
Fabien fermait les yeux, ou grognait.
— Tu vas laisser cette Terrienne tranquille à la fin ! Cela fait trois fois que tu rembobines… Ne nie pas ! Si tu crois que je ne m’en rends pas compte…
Il était entraîné à la détection des boucles du temps, d’infimes impressions de « déjà vu », des sensations perturbées l’espace d’un instant, un léger vertige parfois… L’empire grouillait de spécialistes bien plus chevronnés que lui, et les sauts d’envergure étaient strictement encadrés, en raison des risques de modifications trop importantes de la trame historique — ils seraient revenus en arrière depuis longtemps pour éviter de s’enrôler sinon !
Marco s’empressait alors de changer de sujet, et ce jour-là, il fut vite trouvé. Ses yeux tombèrent sur le dernier livre de Fabien — lui ne voyait pas l’intérêt de lire. Quelle pauvreté de ressentis par rapport à leurs caissons sensoriels !
— Ça parle d’un café comme le nôtre, chef ?
Fabien mordit à l’hameçon.
— Pas encore, mais bientôt peut-être, car il s’agit d’un café qui permet de voyager dans le temps… ça me démange de reproduire le procédé décrit par l’auteur !
Le visage de Marco s’illumina de joie à cette perspective, et son museau pointu hérissé de dents apparut distinctement.
— Marco, maîtrise tes émotions enfin ! Ou je te fais raboter le museau et je t’écaille à vif !
— Pardon chef… il y a que nous deux, je fais moins l’effort…
— Tu ne dois jamais te relâcher ! Rappelle-toi ce client oublié aux toilettes alors qu’on avait déjà fermé…
Marco éclata de rire et révéla une nouvelle fois sa grande gueule de saurien, à peine camouflée par son filtre de beau gosse Terrien.
— Je m’en souviens de ce zozo ! Il avait trop bu, et il a dormi là, adossé à la cuvette ! C’était avant qu’on gère les ivrognes… maintenant, plus de danger que ça arrive, on compte leurs verres, on connaît les limites des habitués, et ouste, on les pousse gentiment dehors tant qu’ils peuvent encore marcher sur leurs deux pattes. Des vraies mères poules…
— J’en ai assez de voir ta tronche verdâtre… Tu as séché les cours de concentration ou quoi ? grommela Fabien.
— Chef, je trouve que c’est un excellent projet de copier ce bouquin ! le flatta Marco pour détourner son attention et s’attirer ses bonnes grâces.
Fabien ne fut pas dupe, mais développa néanmoins son plan, heureux de se changer les idées. Le sourire de Marco s’élargit ; enfin on allait s’amuser un peu !
— T’emballes pas trop, je veux faire les choses bien… il y a peut-être des droits juridiques à respecter. Tu sais combien ce peuple est à cheval sur la bureaucratie. Je vais écrire à l’auteur, on verra bien.
— Quand je pense à tous tes reproches dès que je retournais en arrière d’une heure ou deux à peine… et maintenant, tu envisages carrément d’en faire un business !
Fabien ne releva pas ; son second venait de soulever un point important.
— Nous serons prudents afin de limiter les débordements et éviter de perturber outre mesure le continuum du temps… Nos supérieurs, s’ils existent encore, finiraient par détecter des anomalies. Nous allons nous en tenir à des modifications mineures, récentes. On ne pourra pas remonter dans le temps au-delà d’avant-hier !
Marco se frotta les mains ; c’était déjà bien mieux que les deux ou trois heures volées en catimini de temps en temps.

Fabien écrivit à Toshikazu Kawaguchi, l’auteur du roman, pour obtenir son autorisation. Serait-il d’accord pour que leur café s’inspire de son histoire ? Une façon de lui donner vie, une forme d’hommage tant il l’avait aimé !
Il ne reçut aucune réponse, ce qu’il interpréta favorablement, s’appuyant sur les lois bien connues de ce monde, « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » et « qui ne dit mot consent » — même si ce dernier adage ne valait plus dans le commerce sexuel entre les individus mâles et femelles. Fabien se tenait au courant de l’évolution de la société, c’était son travail après tout.
Fabien et Marco se mirent à l’ouvrage, ils rénovèrent leur café et le rebaptisèrent : « Le café des amis » devint « Le café d’avant-hier ». Fabien installa des présentoirs avec tout un choix de quotidiens, uniquement des journaux de la veille et de l’avant-veille, et des flyers de spectacles venant de s’achever. Voilà qui devrait inspirer les clients ! Le voyage dans le temps commençait dès que l’on franchissait la porte…
Ils étaient prêts, Fabien lança une vaste campagne de communication. Il essuya de nombreux sarcasmes, on le traita de charlatan, il fut question d’abus, mais ces critiques se noyèrent sous les commentaires plein d’espoir. Les gens avaient envie de croire en la magie en ces temps difficiles. Ils affluèrent, en masse, déterminés à tenter le voyage, afin de retirer une parole malheureuse, éviter un geste déplacé, corriger un échec…
Chaque nouveau venu était accueilli par un brief bien rodé, mais Fabien et Marco furent bientôt débordés et diffusèrent les instructions sur des écrans : il suffisait de venir commander un café au comptoir et d’exposer sa demande. Si elle était recevable, on était invité à rejoindre la cabine de temportation à l’arrière. Les tarifs variaient selon les motifs, « et surtout la tête du client » ricanait Marco entre ses crocs.
— Tout va bien se passer, les rassurait Fabien. Vous aurez peut-être la sensation de vous évanouir, la nausée, des étoiles devant les yeux, l’impression d’exploser, ou d’imploser, selon…
— Vous avez un seau à disposition, si jamais… ajoutait Marco en les guidant vers la cabine, inquiet à l’idée de lessiver le sol à longueur de journée.
Ces Terriens et leurs estomacs fragiles lui portaient sur les nerfs.
Tous ces effets secondaires ne dissuadaient en rien les clients, animés d’une motivation sans faille.

Fabien se frottait les mains, le bouche-à-oreille fonctionnait à merveille, les affaires marchaient fort. Ils recrutèrent un serveur, ils ne suffisaient plus à la tâche. Il fallut mettre en place un système de réservation à l’avance, et s’offrir le luxe de trier les demandes, d’en refuser de nombreuses. D’accord pour sauver le chien écrasé, mais non aux étudiants qui voulaient repasser un examen en connaissant le sujet d’avance… Et pour tous les petits malins qui envisageaient de jouer au loto, retenter encore et encore leur chance auprès d’une fille, c’était non aussi ! Fabien durcit le ton et finit par n’accepter que les nobles causes, malgré les protestations de son second ; Marco trouvait ça moins drôle.
Fabien se prenait au jeu, plein de tendresse et d’affection pour cette race sensible et émotive. Il compulsait les faits divers, et s’affairait pour éviter toutes sortes d’accidents. Il suffisait de retrouver la personne blessée, agressée, et de l’inviter à venir boire un café, elle ou l’un de ses proches.
— On est un peu comme Spiderman, se félicita Marco, qui ne dédaignait pas un film à l’occasion.
— On peut dire ça !
— On se choisit un costume et un masque ?
Fabien leva les yeux au ciel, mais commanda dans la foulée trois tenues, un pantalon noir et un tee-shirt orné du slogan « Un café et du temps s’il vous plaît », histoire d’éduquer cette espèce frustre, prompte à exiger son dû.

Las, les services de renseignement de l’empire eurent tôt fait de remarquer les distorsions de l’espace-temps autour de ce monde excentré. Une planète arriérée, ils s’en étaient d’ailleurs désintéressés. De deux choses l’une : soit ses habitants avaient enfin accédé à la technologie des voyages dans le temps, soit leurs émissaires n’obéissaient plus et menaient grand train, faisant fi du règlement. Il fallait intervenir.
Fabien et Marco venaient de fermer le café, quand soudain l’air vibra autour d’eux, et les lieux se brouillèrent un instant. Un colonel sanglé dans son uniforme et deux gardes du corps armés jusqu’aux dents surgirent de l’arrière-salle et se campèrent devant eux. Fabien et Marco se figèrent d’effroi, leurs filtres d’apparence en limite de court-circuit. L’empire n’avait pas sombré finalement.
— Agent Fabien et Agent Marco, vous avez enfreint le règlement. Vous nous devez des explications, tonna le colonel d’une voix glaciale.
Fabien s’éclaircit la gorge.
— Ne recevant aucune réponse depuis des mois, j’en ai conclu que nous étions libérés de notre serment, et donc libres de transgresser les règles, auxquelles nous n’étions plus soumis… Marco n’y est pour rien, je suis le seul responsable de ce projet…
Le colonel d’empire croisa les bras, le visage fermé. Dans sa hâte, il avait activé n’importe quel filtre, et Marco devait se retenir pour ne pas rire en voyant sa bouille d’adolescent boudeur. Il imagina un instant revenir en arrière pour s’échapper avec Fabien avant l’arrivée du colonel, avant de renoncer. Il connaissait Fabien, jamais il ne choisirait la fuite.
— Je vous écoute, de quel projet s’agit-il, racontez-moi tout, s’impatienta le Colonel.
Fabien, le cœur sur la main, expliqua qu’il avait voulu aider cette population misérable, malheureuse et meurtrie par des conflits incessants, en lui rendant quelques menus services.
Le colonel lui jeta un regard narquois.
— À d’autres ! Ne jouez pas aux héros avec moi. Vous monnayez vos fameux « menus services », nous avons accès à toutes les données de ce monde, notamment vos publicités.
— Il faut bien vivre, minauda Fabien, et, privés des promotions promises, cela me semblait une juste récompense, en compensation d’être laissés là, comme de vieux objets dont on ne veut plus.
— Je reconnais que nous avons notre part de responsabilité dans l’affaire. Nous avons classé sans suite cette planète et avons omis, hum, de vous en informer.
Fabien et Marco glapirent, indignés. Le colonel montra les dents.
— Taisez-vous ! Je mènerai l’enquête, quelqu’un paiera pour cet oubli malencontreux. En conséquence, nous levons la punition d’emprisonnement pour vingt ans dans la colonie pénitentiaire de Glastar.
Des gémissements lui répondirent ; on revenait fou d’un séjour dans cette prison. Quand on en revenait…
— Cependant, poursuivit le colonel, vos agissements nous obligent à nous dévoiler. Vous attirez l’attention de curieux, de journalistes… Des articles sont parus dans les médias, nous les avons reçus. Pour l’instant, cela ressemble à un effet de mode, mais les scientifiques Terriens, malgré leurs moyens rudimentaires, ne vont pas tarder à se présenter munis de mandats officiels pour désosser notre cabine de temportation… Vous ne nous laissez guère le choix, il est temps que la Terre apprenne l’existence et la grandeur de l’empire, et s’incline devant son empereur. Vous connaissez bien les Terriens, vous serez nos porte-paroles !
— Je le déconseille vivement, plaida Fabien, cette planète tient à son indépendance. Ses différents peuples devrais-je dire, ils n’arrêtent pas de guerroyer entre eux pour ça.
— Nous n’arrivons pas les mains vides : nous apportons la technologie des voyages spatiotemporels, ce n’est pas rien il me semble. Un cadeau qui vaut bien de prêter serment et de verser un tribut !

Ce en quoi il se trompait.
Fabien avait raison, la petite planète tenait farouchement à sa liberté. Ses peuples ennemis se soudèrent et se liguèrent contre cet alien qui réclamait leur allégeance ; et puis quoi encore !
— C’est d’un ridicule, s’agaça le colonel. Ces Terriens risquent l’extinction pure et simple par orgueil, avec leurs gesticulations belliqueuses et leur « résistance à l’envahisseur ». Quels envahisseurs d’abord ? Il n’y a que moi ! Sans compter vous deux, et mes deux gardes du corps, certes. Je n’ai aucune intention d’établir une colonie ici. Je préfère plier bagage et laisser les Terriens à leur ignorance crasse. Je retourne sur le vaisseau-mère, on reviendra voir cette planète dans quelques milliers d’années, au mieux. Je vous emmène ?
Étrangement, Fabien et Marco refusèrent la proposition. Le colonel haussa les épaules et tourna les talons après un dernier salut. Bon débarras, que ces guignols se débrouillent ! Après tout, cette planète ne valait guère mieux que les geôles de Glastar.
Le colonel et ses sbires se volatilisèrent.
Marco éclata de rire.
— Tu as vu son air dépité, on distinguait bien ses yeux rouges et ses dents pointues ! Je n’ai pas confiance en lui, il nous aurait débarqués à Glastar à la première occasion…
Fabien se mit à rire lui aussi, soulagé et ravi de rester. Qui l’eût cru…
— En tout cas, il y a un avantage à ces négociations ratées, souligna Marco.
— Lequel ?
— On peut enfin oublier ces filtres d’apparences qui grésillent et tressaillent dès qu’on s’échauffe un peu, maintenant que la Terre connaît l’existence de l’empire et notre beau rôle dans sa reddition sans condition et sa retraite piteuse.
— Mais adieu Venusia et ses plaisirs à jamais ! Tu n’as pas de regrets ?
— Oh non, fit Marco, tout sourire. L’autre jour une Terrienne m’a mise au défi de ressembler à un acteur. Le temps de programmer mon filtre, elle était tout humide et tiède, si douce contre ma peau sèche et froide…
— Je ne veux pas en savoir plus ! l’interrompit Fabien. On a de nombreuses demandes en attente, on a pris du retard, ça va être rude de tenir les délais, avant-hier est devenu hier ! Oh et puis zut, pourquoi se restreindre à deux jours… Fini les cadences infernales ! Désormais, on étend les possibilités à toute la semaine précédente, ça nous offre plus de marge.
— Excellente idée chef ! Voilà qui nous donne tout le temps nécessaire pour examiner les candidatures… Et on pourrait s’occuper d’événements importants, au lieu de nous en tenir aux chiens écrasés et aux chats perdus ?
— Il y a plus urgent : il nous faut réfléchir à un nouveau nom, car « Le café d’avant-hier », ce n’est plus d’actualité ! « Le café du temps perdu »? « Le café de la semaine dernière » ?
— On verra ça demain, chef, on a du temps à nous maintenant… plus la peine de nous limiter pour remonter le temps et nous offrir du bon temps !
Fabien haussa un sourcil, et Marco s’empressa de préciser.
— Sans exagérer, chef, bien sûr ! Je me souviens du cours sur les risques… bref, ça peut attendre demain…
Fabien caressa l’idée, songeur.
— Demain… quel joli mot ! Tu as raison Marco, demain ! Et là, tout de suite, débouche-nous une bouteille de Bourgogne, j’ai pris goût à leur vin, pas toi ?

***

PS : le prix Jacques Sadoul 2025 vient d’être lancé ! Dans la catégorie « romance » cette fois, avec cette phrase pour nous inspirer : « Il faut seulement croire aux compliments que je ne vous fais pas ».
Tous les détails ici.

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