Un accueil chaleureux

Je suis décalée dans le temps… Je pense au 6 juin 1944 ! Tellement touchée que tant d’hommes soient venus de si loin pour nous libérer des griffes de l’ennemi, au péril de leurs propres vies. Nous ne représentions rien pour eux, ils ne nous connaissaient pas, et ils sont venus risquer leurs vies pour nous. Reconnaissance éternelle !
Cela m’a donné envie d’écrire une petite romance sur ce thème, la reconnaissance, suivie de l’admiration, et puis, de fil en aiguille…
(Écrit d’une traite une nuit d’insomnie, sans vérifications historiques. N’hésitez pas à me signaler toute erreur ou approximations, cela m’intéresse…)

***

Jacqueline se réveilla en sursaut, elle ne rêvait pas, elle entendait des pas dans le jardin. Quelqu’un marchait autour de sa maison. Elle retint sa respiration. Depuis quelques jours, elle ne dormait que d’un œil, sur le qui-vive. Les rumeurs de débarquement allaient bon train, les Allemands se montraient nerveux et multipliaient les contrôles. Où, quand, personne ne le savait – sauf la résistance peut-être.
Elle finit par se ressaisir, autant affronter l’ennemi que mourir de terreur. Comme son Henri lui manquait ! Prisonnier de guerre depuis la défaite, elle n’avait aucune nouvelle… Pourquoi ne lui écrivait-il pas ? Etaient-ils seulement encore fiancés ?
Elle enfila sa robe de chambre, prit le fusil de chasse de son père, paix à son âme, et descendit les escaliers. Elle ouvrit sa porte d’entrée d’un coup et alluma la lumière du porche. Elle écarquilla les yeux, une silhouette se tenait sur le pas de la porte.
— Shut the ligtht miss please, stop the… lumière, chuchota l’homme.
Jacqueline s’empressa d’éteindre, avant de faire signe à l’inconnu d’entrer. Un Américain ! ça y est, ils avaient débarqué, enfin ! Et pile dans son jardin… Tous ces hommes venus de l’autre côté de l’atlantique pour les sauver, les libérer, sans rien connaître d’eux. Des volontaires pour la plupart… Bouleversée, elle se promit de s’occuper de son mieux de cet américain tombé du ciel. Un parachutiste ; il était en train de mettre en boule son parachute. Il le lui tendit, elle comprit qu’elle devait le cacher. Elle hocha la tête et le fourra dans le placard de l’entrée ; elle trouverait mieux demain.
Ils se regardaient, indécis. Lui ne connaissait que quelques mots de français, appris pendant l’entraînement, et il possédait un petit livret, avec des phrases clef pour toutes les situations, ou presque. Jacqueline se mordait les doigts d’avoir été si dissipée chez les sœurs, et renvoyée du couvent avant le bachot. L’anglais ce n’était pas son fort, elle ne savait rien dire, à part I love you, mais c’était sans doute prématuré, et aussi quelques paroles de chansons à la mode. L’Américain avait des yeux si bleus, elle aurait pu s’y noyer ! Il mâchouillait un chewing-gum, beau comme un acteur de cinéma malgré ses joues couvertes de boue – il avait tant plu ces derniers jours.
John la regardait en souriant, se prêtant à son examen avec flegme. Cette petite française n’avait pas froid aux yeux ! Dieu merci, elle n’avait pas crié ni ameuté le voisinage ! Quelle guigne d’avoir atterri dans ce village inconnu, seul. Ce n’était pas ce qui était prévu apparemment, car il n’avait pas retrouvé les autres. Demain il aviserait, tenterait de s’orienter. En attendant, il espérait pouvoir rester, il se sentait secoué, épié. Les avions Allemands tournaient sans relâche au-dessus de leurs têtes. Il consulta son livret et articula, avec un accent irrésistible.
— My name is John, nice to meet you ! Je peux… rester… la nuit ?
Jacqueline approuva de la tête. Elle vivait seule, ses parents étaient décédés peu de temps avant la guerre. Elle se consolait en pensant qu’ils étaient partis en temps de paix, après avoir vécu la terrible « der des der » – soi-disant.
Encouragé, John poursuivit, feuilletant fébrilement les pages de son livre.
— Merci… May I take a bath ? Un bain… s’il vous plait ?
— Oui bien sûr ! Heu, yes…

Jacqueline le guida jusqu’à la salle de bain et lui donna une serviette, avant de se retirer discrètement. Elle devrait ranger la salle à manger, mettre la table ; son soldat aurait sans doute faim, mais elle restait paralysée, ne pensant qu’à lui en train de se laver, nu dans sa salle de bain. Elle réalisa qu’elle était toujours en robe de chambre, et préféra s’apprêter, se maquiller, renouant avec son adolescence joyeuse. Elle choisit une robe pour aller danser au bal, du temps où ils se fréquentaient avec Henri, son collier de perles qui lui venait de sa grand-mère, et se coiffa de son mieux. Elle manquait de temps pour refaire sa mise en plis, tant pis.
L’Américain émergea bientôt, la serviette trop petite ceinte autour de sa taille. Il était tellement grand, bien plus que tous les Français du village ! Plus musclé aussi… Son cœur se mit à battre plus fort, tandis qu’elle le contemplait ; ses cheveux mouillés, les gouttes d’eau miroitant sur sa peau bronzée, son grand sourire, et toujours son éternel chewing-gum qu’il mâchouillait avec nonchalance.
Lui la regardait, attendri ; elle s’était mise sur son 31, pour lui ! Il aurait voulu l’emmener danser dans un club de jazz, l’inviter au cinéma, lui offrir une glace…
Jacqueline fouilla une armoire et lui remit quelques vêtements de son père, trop larges, mais ils feraient l’affaire. Elle n’avait jamais pris le temps de les trier et de les donner, et s’en félicitait. Son Américain avait une drôle d’allure, elle étouffa un rire entre ses mains. Beau joueur, il se mit à rire avec elle, et leva les bras en signe d’impuissance. Il aurait fallu rallonger les ourlets, resserrer la taille, mais le temps manquait pour s’installer devant sa machine à coudre. Jacqueline voulait profiter de sa présence avant tout.
Elle se secoua ; il devait avoir faim. Elle porta une cuiller imaginaire à sa bouche et se lécha les lèvres avec une mine interrogative. So pretty pensa John. Il se demanda ce qu’elle lui proposait exactement, tant ses mimiques étaient sexy, et se hâta d’opiner, prêt à tout.
Elle le conduisit en cuisine et prépara un dîner improvisé, avec un sourire contrit —les temps étaient difficiles, les restrictions nombreuses. Les poules donnaient toujours des œufs cependant, braves poulettes, et ils se régalèrent de son omelette et de son potage aux légumes. Sans oublier un verre de vin rouge, il fallait faire honneur à la réputation de la France !

Ils restaient plongés dans le noir, ça n’aurait pas été prudent d’allumer les lampes. Il fallait se contenter d’une bougie, qui apportait une touche romantique, incongrue en ces temps de guerre.
John lui fit un clin d’œil et sortit du chocolat de son paquetage. Les yeux de Jacqueline brillèrent, elle n’en avait pas mangé depuis le début de la guerre ! On le trouvait au marché noir, mais trop cher pour ses maigres économies. Elle ferma les yeux tandis que le carré magique fondait doucement dans sa bouche. Elle ne voulait pas le croquer pour faire durer le plaisir. Les arômes chocolatés chatouillèrent ses papilles avant d’exploser dans sa bouche, la faisant frisonner de plaisir. Mmmmmm… le goût des plaisirs d’avant !
John avait aussi des cigarettes dans sa besace. Il en alluma deux grâce à la bougie, et en tendit une à sa nouvelle amie, conquis par ses yeux bruns pailletés d’or. Ils fumèrent en silence, échangeant quelques rares paroles laborieuses et des rires, Jacqueline comprit qu’il s’était perdu. Elle alla chercher une carte, et pointa son village.
— On est là !
Il compara avec son plan.
— Thanks god, it’s not too far ! I hope my division is still waiting for me…
Jacqueline ne comprenait pas tout, seulement qu’il repartirait dès que possible. Son cœur se serrait, elle voulait qu’il s’attarde encore…. Elle se sentait si seule ! Elle se secoua, elle ne devait pas se montrer égoïste, mais penser à la France ! John posa son doigt sur son lieu de rendez-vous, et elle traça un chemin discret pour s’y rendre depuis sa maison, à l’écart des routes fréquentées. Son doigt toucha le sien ; elle ressentit comme une décharge électrique dans tout son corps. Elle retira vivement sa main, comme brûlée vive.
— Thanks you, lui dit-elle, en lui serrant le bras avec reconnaissance.
Merci d’être venus, merci de tant de générosité, d’abnégation, merci de venir vous battre pour nous, de nous sauver, de repousser les Allemands… Faute de mots, elle espérait transmettre son message en lui pressant doucement le bras. Et puis sa main, ignorant son cœur qui battait à tout rompre.
Il comprit, lui sourit en retour, et articula avec son accent de cowboy :
— De rien, ma demoiselle.
Jacqueline fondit de tendresse. Elle ouvrit les bras pour l’enlacer et le serrer contre elle ; tout serait dit.
Fébrile, il sentit ses seins s’écraser contre son torse, et la serra fort contre lui à son tour, ému. Il n’avait pas tenu une femme dans ses bras depuis des mois ! Et la dernière, c’était sa mère, au moment de s’engager. Elle pleurait à chaudes larmes… Il chassa ce souvenir, il ne voulait pas penser à sa mère, pas maintenant.
Ils avaient vingt ans tous les deux, et ces noble sentiments, reconnaissance, générosité… furent rapidement submergés par une vague de désir qui les engloutit corps et âme. Jacqueline sentit quelque chose céder en elle. Elle le humait comme un animal, enivrée par son délicieux parfum, un mélange de tabac, de menthe. Elle posait des mains timides sur son corps dur, façonné par les travaux de la ferme, et l’eau lui venait à la bouche. Bientôt, elle palpait son torse musclé, ses bras forts sans retenue… Avec Henri, ils s’accordaient bien, il était gentil avec elle, mais jamais elle n’avait ressenti une telle passion, un tel élan. Elle culpabilisa un instant vis à vis de lui, avant de tout oublier. Son union avec John était symbolique avant tout ; la France reconnaissante accueillait l’Amérique de son mieux !
John la souleva dans ses bras et l’étendit sur le lit. Il ne souriait plus, solennel. Il allait prendre tout son temps, il n’avait pas connu beaucoup de femmes encore. Il était déjà nu, la serviette avait glissé à terre. Il la déshabilla maladroitement, embarrassé par les tissus délicats, les agrafes récalcitrantes, les boutons trop petits pour ses doigts… Jacqueline riait et l’aidait, enhardie, pressée. John écrasa sa bouche sur la sienne, un vrai baiser de cinéma, et l’attira dans ses bras. Bientôt, ils roulèrent sur le lit, il se retrouva sur elle, allongé de tout son poids. Jacqueline frémit de bonheur, goûtant ce poids lourd sur elle, l’écrasant ; elle aurait voulu qu’il soit plus lourd encore ! Elle referma ses bras autour de son dos musclé, ses jambes s’ouvrirent, et elle l’accueillit en elle avec ravissement ; son libérateur, son soldat, son amant…
Ils s’aimèrent longtemps, oublièrent tout ce qui n’était pas leurs peaux, leurs bouches, leurs sexes. Elle, folle de désir pour son bel Américain, heureuse d’assurer le repos du guerrier ; lui, oubliant le stress des combats à venir, allant et venant entre ses jambes à l’infini, sans cesser de la couvrir de baisers, retardant l’inéluctable le plus possible. Ils refirent l’amour plusieurs fois, voulant retenir la nuit, le temps, rester ensemble insouciants le plus longtemps possible, s’épuiser de baisers et d’éteintes. Mais John ne put ignorer plus longtemps la levée du jour.

Il se leva à regret, Jacqueline fut tentée de le retenir, de le cacher ; pourquoi risquer sa vie ? Mais elle chassa cette idée égoïste, elle l’aimait pour son courage aussi !
Il lui donna le chocolat, les chewing-gum et les cigarettes. Elle lui laissa les vêtements de son père, c’était plus discret pour circuler, et un sac pour mettre sa tenue et son paquetage. Elle lui offrit une boite d’œufs aussi, ce qui les fit rire, et une photo d’elle, avec son adresse écrite derrière. Ce n’était pas assez, John voulait lui confier un objet qui comptait vraiment, il retira ses plaques militaires pendues autour de son cou. Jacqueline tenta de refuser, mais il insista ; elles ne servaient à rien, il n’avait pas l’intention de mourir, il avait une promesse à tenir : revenir la voir dès que possible, quand « tout ça » serait terminé ! Elle finit par accepter, à condition qu’il prenne sa médaille de baptême en échange. Il serait protégé par la vierge Marie ainsi ! John regarda l’effigie de Marie gravée sur la médaille ; elle ressemblait à Jacqueline avec son air doux…
Il se serrèrent longuement dans les bras l’un de l’autre, elle lui chuchota I love you de tout son cœur avec son délicieux accent français, tandis qu’il lui murmurait plein de déclarations incompréhensibles à l’oreille, et promettait de revenir bientôt. Il s’en alla sans se retourner, pendant qu’elle le suivait du regard, depuis le pas de la porte.
Elle rentra, enfouit son visage dans sa serviette de bain et pleura toutes les larmes de son corps en retrouvant son odeur bien-aimée. Le manque la torturait, déjà. Elle tâchait de se consoler ; le débarquement commençait, bientôt l’embellie ! Et puis, dans son potager, les fraises s’arrondissaient… Soudain, elle bondit sur ses pieds, pleine d’enthousiasme. Elle dénicha dans sa bibliothèque une méthode Assimil, jamais ouverte encore – elle se souvenait encore de sa déception, il y a si longtemps, quand on la lui avait offerte un Noël. Elle s’y mit bravement, enfin studieuse ; les sœurs seraient contentes si elles la voyaient. Bientôt, My tailor is rich n’eut plus de secret pour elle. Un feu de joie crépitait dans son cœur, prêt à s’embraser quand son soldat reviendrait.

John se hâtait vers son régiment, le cœur brûlant d’ardeur, motivé comme jamais, s’arrêtant à maintes reprises pour regarder et baiser la photo de Jacqueline — il devait en profiter tant qu’il était seul. Ensuite, il n’oserait plus devant ses camarades, mais il aurait une photo à montrer lui aussi, le soir ! En espérant les retrouver… A cette pensée, il allongea le pas, impatient de les rejoindre, actionnant son « criquet » régulièrement pour annoncer sa venue. La bataille ne faisait que commencer, et il comptait bien se couvrir de gloire pour impressionner Jacqueline ! Il lui écrivait déjà des pages et des pages en pensée.
Son cœur s’emballait, inconscient des atrocités à venir ; quelle chance avaient-ils de se rencontrer ? Tout les séparait, l’océan, la langue, les frontières… La folie des hommes, d’un homme surtout, les avaient jetés l’un sur l’autre, pour le meilleur, sur le rivage de la guerre. Une parenthèse bénie entre son atterrissage et le début des combats, un no man’s land où ils s’étaient cachés et aimés. Cette nuit d’amour flamberait éternellement dans leurs souvenirs et les consolerait dans les épreuves. Un cadeau du ciel, pour adoucir les horreurs de la guerre, en attendant de se retrouver.

Bien entendu, rien ne se passa comme prévu.

Photo : film Le jour le plus long

2 commentaires

  1. Phil a écrit :

    Si previsible mais magnifique texte, on ne s en lasse pas !! Quel souvenir imperissable pour ces 2 êtres d avoir ce petit moment de bonheur au milieu de cette barbarie.
    Quel talent Miss Riviere !!

    1. a écrit :

      Merci beaucoup 🙂 Oui, « très cliché », mais je n’ai pas résisté ! Et je n’ai pas su terminer mon histoire… J’avais prévu une fin en demi-teinte : quelques mois plus tard, elle entend du bruit dans le jardin, elle se précipite pour ouvrir, pleine d’espoir, mais au lieu de son Américain tant attendu, c’est le retour du gentil fiancé si vite oublié… mais finalement, j’ai eu envie de laisser toutes les portes ouvertes, y compris celle du happy end !

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