Une petite romance sans prétention, pour changer, au risque de décevoir les amateurs d’érotisme qui me suivent ! Une romance donc avec tous les clichés : le grand directeur maussade plongé dans son travail, et la jeune fille modeste, méritante et pétillante, les cheveux rebelles comme il se doit.
Une histoire inspirée par Les écrits polissons de demain, sur le thème de l’amour au bureau (mais je crois que nos écrits devront être bien plus épicés ! 😉
***
Il travailllait souvent tard, l’entreprise se vidait peu à peu, seul son bureau restait éclairé. Accablé de lourdes responsabilités, il ne comptait pas ses heures ; personne ne l’attendait de toute façon.
Il mit longtemps à la remarquer, toujours le nez sur son ordinateur, son portable, ou dans ses documents. Jamais il ne levait la tête, silencieux le plus souvent, renfermé, grognon… Parfois un juron lui échappait, et un soir, un rire clair lui répondit. Il leva la tête, surpris, toute contrariété envolée. La femme de ménage ! Et elle se moquait de lui…
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !
— Pardon, je ne voulais pas vous vexer, mais c’était amusant de vous entendre gronder votre ordinateur.
Il se détendit, lui sourit.
— Je deviens dingue à force de travailler ! Et quand mon ordinateur rame, je lui parle comme s’il pouvait me comprendre, vous devez me prendre pour un fou…
— Oh non, pas du tout, mon père est comme vous, mais lui, il parle à sa voiture !
— Je ne vous ai jamais vue, ça fait longtemps que vous êtes là ?
— Oui monsieur, plusieurs mois déjà, mais je fais toujours votre bureau à la fin, pour vous laisser tranquille… là, il est vraiment tard, presque minuit, je voudrais rentrer. Je vais juste vider votre poubelle, je passerai l’aspirateur demain !
— Minuit ! Je n’ai pas vu le temps passer… heu, tenez…
Maladroitement, il tendit sa poubelle à la jeune fille. Il eut honte de ses papiers froissés et de ses kleenex, il était enrhumé. Il regarda la jeune fille plus franchement. Comme elle était jolie avec son visage frais, son teint doré, ses cheveux bouclés en pagaille. Même sa tenue professionnelle lui allait bien, lui donnait une allure sexy ; il n’osait l’imaginer en robe de soirée ! Il devrait lui tendre des fleurs au lieu de sa poubelle ! Il lui sourit à nouveau.
— Excusez-moi, je travaille tellement, je ne vous avais jamais remarquée. Pour tout vous avouer, je ne me posais pas de questions sur le ménage, il se faisait naturellement, magiquement… Bon, hum, mademoiselle, je vous salue, je vais me sauver, j’ai une grosse réunion demain ! Rappelez-moi votre nom ?
— Leïla !
La jeune employée rit à nouveau, il avait l’air si gêné de lui parler ! Elle n’était tout de même pas la reine mère. Elle aurait le temps de passer l’aspirateur finalement.
Le lendemain, le directeur rejoignit son entreprise avec entrain. Il examina son bureau, et vit ce qu’il ignorait jusque-là : ses trombones bien rangés dans leurs boîtes, les stylos dans leurs pots à crayons, les liasses de papiers au carré… Il eut une pensée émue pour Leïla, touché qu’elle prenne soin de lui comme ça. Il sursauta en découvrant un chocolat près de sa souris, et le dégusta avec reconnaissance, c’était parfait avec son café. La journée s’annonçait bien !
Elle passa en un éclair, il enchaîna les réunions, les appels, les rendez-vous. Comme toujours, il lui faudrait rester tard le soir, il manquait de temps pour répondre aux messages, étudier ses dossiers… La nuit tombait, tous partaient, le silence envahit les lieux, seulement troublé par le bruit d’un aspirateur, au loin. Son cœur se serra de joie, sans qu’il comprenne pourquoi, jusqu’à ce qu’elle apparaisse, petite souris discrète, le réjouissant de sa venue. Il la remercia aussitôt pour le chocolat.
— Oh vous avez deviné que c’était moi ?
— Qui d’autre ?
— Je ne sais pas, votre secrétaire, vos collègues, vos collaborateurs ?
Un long soupir lui répondit.
— Je ne vois personne qui aurait eu la gentillesse de faire ça, ils me détestent tous, ils me respectent, oui, m’obéissent, mais me détestent cordialement.
La jeune fille éclata de rire. Cette fois, il ne se vexa pas.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— C’est le contraste entre ces mots, détester et cordialement.
— Oui ! C’est un oxymore !
— Un oxymore ? je me souviens de mes études de lettres, c’est le fait d’accoler deux mots qui n’ont rien à voir, qui sont même à l’opposé l’un de l’autre, mais ensemble, ils dégagent quelque chose ! C’est un peu comme nous, moi tout en bas de l’échelle et vous tout en haut, une amitié improbable, un oxymore aussi non ?
Le directeur rougit à ce seul mot d’amitié. Il n’avait pas d’amis, seulement des relations, des connaissances, des collègues, des concurrents, des prestataires, des partenaires professionnels, sexuels parfois, des collaborateurs à foison… Un mot très doux « l’amitié », un parfum d’enfance et de cour de récré !
— On ne dirait pas ça entre deux personnes, mais, oui, vous avez capté l’idée. Je ne veux pas vous faire prendre du retard dans votre travail, et je n’ai pas fini le mien !
Il fit semblant de se plonger dans ses dossiers. En réalité, il se sentait ému, embarrassé, il ne savait plus quoi lui dire, troublé par son regard pétillant, son sourire charmant, empreint de gentillesse. Plus personne ne lui souriait comme ça, même pas sa boulangère. Il n’obtenait que des sourire de commandes, de dédain ou craintifs. Qu’ils aillent tous au diable !
— J’ai déjà fini en fait ! J’ai commencé par votre bureau ce soir, vous ne l’avez pas remarqué ? Je me vexerais si je ne vous savais pas si distrait… Vous étiez en réunion… Je venais vous saluer avant de partir !
Elle s’enfuyait déjà.
Quel ballot, il aurait dû la retenir, bavarder, l’inviter à prendre un verre… Il n’était qu’un rustre, un ours, il ne savait pas séduire les femmes, ni même leur parler, il savait juste leur donner des instructions. Il réfléchit sur son triste sort, sa solitude, sa vie ratée… mais aussi à la façon de l’approcher. Il reprit du poil de la bête, il allait l’inviter dans un grand restaurant ! Il s’inquiéta, elle n’avait peut-être pas les moyens de s’offrir une jolie robe, il pourrait la lui offrir, mais il ne voulait pas se montrer trop empressé. Comme c’était compliqué ! Il allait lui proposer de prendre un verre demain déjà.
Il l’attendit toute la journée, les réunions s’enchaînèrent comme d’habitude, sans qu’il retrouve le feu, la passion qu’il l’animait généralement ; il ne pensait qu’à Leïla. Il fut soulagé de se retrouver dans le calme, une fois tous les employés partis. Dès qu’il entendit l’aspirateur, il bondit hors de son bureau, guidé par le bruit. Son cœur s’arrêta, son sang se figea dans les veines. Une autre jeune fille passait l’aspirateur, un casque de musique sur les oreilles. Il dut crier pour attirer son attention, elle écoutait du métal.
— Oh vous m’avez fait peur, vous disiez ? Je n’entendais rien !
— Pourquoi ce n’est pas Leïla ce soir ? Que se passe-t-il ?
— Ah moi je n’en sais rien, c’est ma patronne qui m’a dit de venir ici, c’est la première fois, il faut vous renseigner auprès de votre service logistique.
Le directeur passa le plus long week-end de sa vie. D’habitude il travaillait, mais là, il n’avait goût à rien, et dès lundi matin, il toquait à la porte du responsable logistique. Il tâcha de sourire, se rappelant la façon désagréable dont il l’avait traité récemment, il faut dire que son ordinateur buguait tellement… Il avait tenté de négocier son remplacement, et on lui avait rétorqué qu’il était déjà le mieux loti de l’entreprise. Il était parti en grommelant entre ses dents, sous le regard narquois de l’homme de l’art.
Ce même regard narquois se posa sur lui dès qu’il franchit la porte.
— Bonjour, j’ai une question à vous poser…
— Je vous écoute.
Le directeur se racla la gorge, hésitant à parler. Son interlocuteur se retint de sourire, ça semblait délicat. Il y avait sûrement une femme là-dessous, le directeur ne prenait pas de gants habituellement.
— Vous savez que je travaille tard, et vendredi soir, ce n’était pas la femme de ménage habituelle, je voulais savoir pourquoi, hum…
Bingo, il était bien question d’une femme ! Le responsable logistique répondit d’une voix suave, savourant le moment.
— Comme vous le savez, à votre demande d’ailleurs, nous renouvelons les marchés chaque année, et on est arrivé à la date anniversaire. La boîte précédente n’a pas été retenue, un nouveau prestataire a été choisi. Il y a un problème ?
— Oui, enfin, non, donnez-moi les coordonnées du prestataire précédent, j’avais un échange en cours avec l’employée, elle n’avait pas l’air au courant de la fin du contrat.
— Oh souvent elles sont prévenues au dernier moment ! Elles ont connaissance de leur emploi du temps le lundi matin… leurs patrons ne sont pas des enfants de cœur ! D’ailleurs, même chez nous, les gens se plaignent que…
— Oui, bon, je dois y aller, j’ai du travail, merci pour l’information !
Le directeur s’empara de la carte de visite que lui tendait son collaborateur et battit en retraite.
Il ne réussissait pas à s’intéresser à la fusion en cours avec leur ancien concurrent, sa grande fierté pourtant… Sa victoire lui semblait tellement dérisoire, d’autres priorités l’appelaient, occupaient tout son esprit. Il demanda à sa secrétaire de filtrer ses appels, et, le cœur battant comme un adolescent, composa le numéro de l’agence.
— Bonjour, je souhaiterais les coordonnées de Leïla, elle travaillait chez nous la semaine dernière encore.
— Leïla comment ? Quel est votre nom monsieur ? Nous protégeons la vie privée de nos employés, pourquoi souhaitez-vous la joindre ?
Le directeur soupira, il déclina son identité humblement, inventa qu’elle avait oublié son écharpe.
— Donnez-lui mon numéro de portable, qu’elle me contacte pour la récupérer !
Il passa la journée à scruter les photos de toutes les Leïla de Facebook, LinkedIn, en vain… à croire qu’elle fuyait les réseaux sociaux, ou se présentait sous un autre nom. Chaque texto reçu le faisait bondir, et c’était sans cesse une nouvelle déception. Il n’y croyait plus quand un texto le surprit, vers 23h.
— Il parait que j’ai oublié une écharpe ?
— Oui ! Une jolie écharpe rouge, quand puis-je vous la rapporter ?
Après un instant d’hésitation il osa enfin lui écrire ce qu’il n’avait pu lui dire en face.
— Elle sera très belle sur une robe noire, pour m’accompagner boire un verre. Vous n’allez pas me laisser sortir seul quand même ?
Leïla se demanda quelle robe noire elle allait bien pouvoir mettre, et avec quelles chaussures, elle ne vivait qu’en Jeans baskets ! Mais ses doigts pianotaient déjà tout seuls sur le clavier.
— Je vous accompagnerai avec plaisir ! À condition que vous n’emmeniez aucun dossier…
— Promis, juste votre écharpe, et mon carrosse ! Où dois-je venir vous prendre… enfin, vous chercher !
Ils convinrent du rendez-vous, de l’heure, du programme. Ils n’arrivaient pas à raccrocher, le directeur aurait voulu la voir tout de suite, il ne pouvait plus attendre un jour de plus ; Leïla mourrait d’envie de se jeter dans ses bras, depuis le temps qu’elle était folle amoureuse de lui et de ses grognements d’ourson ! Il l’avait enfin remarquée, après des mois d’espérance, in extremis avant la fin du contrat de sa société, il ne fallait plus perdre une minute. Elle se força à patienter encore quelques jours, au point où elle en était, Samedi soir arriverait vite. Ça lui donnerait le temps de trouver la fameuse robe noire et des chaussures ; ça tombait bien, c’était les soldes.
Il ne la reconnut pas, elle était coiffée, maquillée, sublime. Il regretta un temps son chignon défait, ses boucles rebelles, mais apprécia sa sophistication, les efforts faits pour lui plaire. Il noua maladroitement l’écharpe de soie rouge qu’il lui offrait, il ne put s’empêcher de penser qu’il l’attachait à lui. Il eut honte de sa propre décontraction, il n’avait même pas mis de cravate. Il n’avait pas voulu la mettre mal à l’aise, il pensait l’emmener dans un bistro amusant, mais dès qu’il la vit, il se dit qu’il avait envie de vivre un conte de fées, de lui en faire vivre un peut-être. Il s’excusa un instant, le temps de téléphoner, et réserva une table au Jules Verne, le restaurant de la Tour Eiffel. Pour le plaisir de voir ses yeux briller, et de l’emmener au septième ciel, avec l’ascenseur les propulsant directement au restaurant.
Par chance, il restait une table près de la vitre. Paris illuminée s’étendait à leurs pieds, mais il ne voyait qu’elle. Lui qui ne s’intéressait qu’à ses pairs se réjouissait de se détendre enfin, de ne pas chercher à rivaliser d’intelligence, de ne plus redouter les piques, les pointes d’humour, les jeux de mots, les stratégies d’approche, les compliments à double tranchant… Tout paraissait simple soudain, spontané, sans artifice. Il plongea dans ses yeux sombres, caressa des yeux ses bras bruns, la contempla sous toutes les coutures, risquant parfois un coup d’œil dans son joli décolleté. Sa peau dorée l’attirait irrésistiblement, mais il réussit à se conduire en gentleman. Elle avait discipliné ses cheveux, les avait lissés, c’était joli, mais il regrettait sa tignasse bouclée dans laquelle il rêvait d’enfouir ses doigts.
Il la sentait tendue, intimidée, il commanda deux coupes de champagne pour dérider l’atmosphère. Elle ne devait pas avoir l’habitude car elle fut prise de fou rire, dévoilant ses jolies petites dents blanches, un rire évoquant la fraîcheur d’une cascade. Il tomba amoureux, encore, et cette fois, irrémédiablement.
Il fit ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie, avec aucune femme au monde, il fut charmant, attentionné, au lieu de se montrer érudit et brillant. Il raconta son enfance détestée, ses parents d’un autre temps, le pensionnat… Il réalisa qu’il avait au moins dix ans de plus qu’elle, s’alarma un instant, mais le regard posé sur lui était plein de bienveillance, de tendresse peut-être. Il ne faisait pas attention aux plats, pourtant délicieux, entièrement tournée vers elle, heureux de la voir se régaler, fasciné par le ballet de la fourchette vers ses lèvres. Il enviait presque cette fourchette !
— Madame, monsieur, le restaurant va fermer, si vous voulez bien me suivre.
Il sursauta, il n’avait pas vu le temps passer.
Il ne voulait pas que la soirée s’arrête. Il l’emmena danser, et se réjouit de la voir se déhancher avec énergie. Lui ne dansait jamais, il se sentait comme un hippopotame hors de sa mare, il ne passait dans ce club que pour affaires. Il préférait la contempler de loin, depuis le bar.
Soudain, il bondit vers la piste de danse, prêt à se ridiculiser. Un homme en cravate se rapprochait de Leïla, l’importunait peut-être. En un instant il fut près d’elle, elle se tourna vers lui avec un sourire irrésistible. Il osa prendre sa main, comme pour l’inviter à danser, se contentant de savourer le contact de sa petite main douce dans la sienne en se dandinant en un simulacre de rock, histoire de donner le change. Il réalisa l’importance qu’elle avait pris dans sa vie, il ne voulait plus être séparé d’elle, plus jamais. Mais ce serait sans doute cavalier de l’inviter chez lui si vite ? Il ne la voulait pas seulement dans son lit, il la voulait plus, bien plus, il la voulait dans sa vie ! Il eut un éclair de génie.
— J’ai trop bu, je le crains, je préfère ne pas reprendre la voiture, ça ne t’ennuie pas de dormir chez moi ? Dans une chambre d’amis, bien sûr, en tout bien tout honneur ! J’habite tout près…
Leïla se dit qu’il aurait pu la raccompagner en taxi, mais elle ne lui souffla pas cette idée.
— Tu as raison, il ne faut prendre aucun risque !
La fraîcheur de la nuit les cueillit, Leïla frissonna, elle resserra son écharpe autour de son cou, et se rapprocha de lui, recherchant un peu de chaleur. Lui était parfaitement sobre en réalité, quand elle chancelait avec ses deux coupes de champagne et ses hauts talons. Il proposa son bras, elle s’y appuya avec reconnaissance. Ils se regardèrent, l’air humide de la nuit faisait boucler ses cheveux à nouveau, il retrouvait la délicieuse jeune fille qui lui avait plu d’emblée. Il résistait à l’envie de l’embrasser, elle avait le sang chaud, il risquait une gifle, qui sait… Leïla trébucha, son rire cristallin l’acheva, il la souleva dans ses bras, elle pouvait à peine marcher ! Il prit le risque, il l’embrassa.
Photos : Films Mad men (à chaque fois que je cherche un directeur pour illustrer mes écrits, c’est lui, forcément), Le Jules Verne, Film Coup de foudre à Manhattan