Rencontre sur le court

Mardi, j’ai passé une excellente journée pluvieuse à Roland-Garros ! Je me suis prise au jeu, j’ai vibré, souffert, stressé comme jamais. J’ai d’abord regardé un joli match entre des joueuses aériennes, gracieuses ; et puis un match de plus de 3h entre un français et un argentin, au son des tambours et trompettes, des « allez Arthur », et des holà dignes des matchs de foot ! Moments d’exultation et d’accablement se succèdent, jusqu’à la défaite finale du français, hélas.
La tension retombe, je rentre épuisée, exténuée, mouillée, enchantée, et gribouillant une histoire dans le métro du retour :

***

Comme chaque année, Pierre invite sa meilleure amie à Roland-Garros. Emma s’intéresse modérément au tennis — voire pas du tout — mais Roland-Garros, c’est l’annonce de la fin de l’année et des partiels, la promesse de vacances au soleil, le début de l’été, enfin… Elle se prend au jeu souvent, observe les bras musclés des joueurs, leurs visages crispés par l’effort, elle se réjouit des cris aigus des joueuses, de leurs jupettes qui volettent, des balles glissées négligemment dans leur culotte… Une ambiance de club de vacances, avec les déjeuners sur le pouce en terrasse, les buvettes, les animations, les clameurs qui proviennent des courts…
Certains matchs offrent un suspense insoutenable : 40-40, A-40, 40-40, 40-A… Les spectateurs retiennent leur souffle, la tension est à son comble. Mais il y a aussi des longueurs, des échanges interminables. Emma perd le fil, le décompte des points, des pensées parasites l’assaillent et la distraient. Elle s’évade ailleurs. Sous prétexte de prendre des photos, elle consulte son téléphone. Pierre n’est pas dupe, mais il ne lui en veut pas de ne pas se montrer aussi passionnée que lui. Indulgent, il la pousse du coude pour attirer son attention sur les moments clef du match : balle de break, balle de match, tie-break… ce serait dommage de rater ça.

Cette année, tout est différent. Il fait gris et frais, la pluie menace, on se croirait en octobre. Dans le sac d’Emma, le chapeau de soleil côtoie le parapluie, les lunettes de soleil l’écharpe, la crème solaire le pull en plus – qui ne tardera pas être mis.
Comble de malheur, ils sont assis tout devant ! Elle aurait pu éviter de prendre ses jumelles… Impossible de consulter son téléphone, ce serait impoli pour les joueurs s’ils la surprennent. Ils sont si proches parfois… Elle regarde sagement le match, s’enthousiasme et s’ennuie tour à tour. Rapidement, elle décroche, les yeux dans le vague. Ses pensées tournent en rond, prennent le pas sur la réalité, la tourmentent sans fin. Il n’y a qu’une seule façon de les canaliser : écrire ! Emma sort son éternel cahier de sac, et, planquée derrière ses lunettes de soleil, se met à écrire frénétiquement, se libérant de ses obsessions à mesure qu’elles s’incarnent sur les pages blanches.
Elle se félicite ; quelle bonne idée ces lunettes de soleil ! Ainsi, le joueur ne soupçonnera pas qu’elle regarde son cahier planqué sur ses genoux, si jamais il lui prend la fantaisie de jeter un coup d’œil au public.

Mauvais calcul.
Les nuages s’amoncellent au-dessus de leurs têtes ; elle est la seule dans le public à porter des lunettes de soleil.
Arnaud la remarque tout de suite. Est-elle une personne connue cherchant à préserver son anonymat ? Il la scrute un instant en plissant des yeux pour se rafraîchir la mémoire, avant de retenir un mouvement d’humeur : elle est en train d’écrire, là !
Son sang ne fait qu’un tour. Lui, il joue sa vie, enfin, sa carrière, et cette snobinarde ne lui adresse pas un regard, le dédaigne, plongée dans ses gribouillis, alors que beaucoup lui envieraient cette place en or ! Son pauvre mec… pétasse va ! Il s’efforce de la mépriser, de l’ignorer, mais c’est plus fort que lui, le voilà intrigué. Tout le court scande son prénom, l’encourage, et elle, écrit tranquillement, nullement gênée par le brouhaha.
Les secondes s’écoulent, l’arbitre rappelle les joueurs, c’est à lui de servir.
Il n’est plus concentré, l’image de cette jeune femme à lunettes s’impose entre lui et son adversaire. Il lui jette des coups d’œil à la dérobée, fasciné par les pages noircies qui se tournent régulièrement, en rythme avec leurs échanges de balles…
15-30, 15-40, jeu.
Damned. Il vient de perdre bêtement deux points, et le jeu. Il jette sa raquette au sol de rage, agacé par cette pimbêche qui lui a gâché son service.
L’arbitre lui colle un avertissement. Le rouge au front, Arnaud fait profil bas et marmonne des excuses, sous les huées du public. En quelques secondes, la coqueluche des courts est devenue le mouton noir ! La foule, si changeante et ingrate…
Arnaud voit rouge. Son sang bouillonne et circule à toute allure dans ses veines. Il va se reprendre et arracher ce set avec les dents, il s’en fait le serment ! Et la clameur du public à nouveau enthousiaste arrachera cette fille à son cahier, et lui fera peut-être lever les yeux, enfin.
Il met toutes ses forces dans la bataille, son talent, sa ruse, son adresse… La chance lui sourit, ses amortis font mouche. Son adversaire s’agite en tous sens, mais jamais au bon endroit. Arnaud a regagné les faveurs de la foule, le public est à nouveau avec lui, derrière lui, le soutenant en s’époumonant. Et il remporte le set ! Acclamations ! Le voilà à un set de la victoire, les quarts de finale sont à la portée de sa raquette… Il lève le poing et tourne sur lui-même, souriant au public.
L’inconnue n’a pas levé les yeux, toujours plongée dans son cahier. Qu’est-ce qu’elle peut bien écrire comme ça à la fin, au point d’ignorer son moment de gloire !
Sa détermination est sans faille, c’est une machine de guerre, puissante, concentrée, qui ne fait qu’une bouchée de son adversaire dans un dernier set sans appel : 6 jeux à 1. Il a réussi !
La foule hurle son enthousiasme, couvre le verdict de l’arbitre au micro. Tous les spectateurs se lèvent, tapent des mains et des pieds…
Le miracle s’accomplit, la spectatrice lève les yeux, enfin, et enlève ses lunettes de soleil. Leurs regards se croisent. Il est en train de signer des autographes sur des balles de tennis, et il lui en envoie une. Il a pris le temps d’ajouter son numéro de téléphone, comme une bouteille à la mer. La balle est dans son camp !

Quel raffut ; ils ne vont donc jamais s’arrêter ! Emma se bouche les oreilles. Apparemment, le français a gagné… Mais qu’est-ce qu’il lui prend, il vient de lui jeter une balle à la figure ! Peu douée pour le sport, n’ayant aucun goût pour les jeux de baballes, elle esquive le projectile. Un réflexe, comme au temps des sports collectifs au collège ! La balle atterrit sur les genoux de sa voisine de derrière qui se met à piailler de joie ; une fausse note de plus dans tout ce tapage.
Arnaud secoue la tête, accablé ; qu’elles aillent au diable, toutes, les groupies comme les blasées. Ras le bol des nanas… pourquoi ne préfère-t-il pas les garçons comme tant d’autres ! Il s’essuie le visage avec sa serviette, avant de la lancer vers Emma, toute humide et maculée de terre rouge, histoire de se venger de son indifférence.
Emma sursaute, c’est quoi ce truc mouillé qui souille son cahier et gondole les pages ! Elle s’irrite un instant, avant de se troubler. Des effluves épicés s’échappent de la serviette éponge et viennent lui chatouiller les narines : des parfums de terre battue, d’after-shave, d’homme en sueur… elle inspire franchement, la tête légèrement tournée par ces odeurs mélangées.
Privé de sa serviette, Arnaud soulève son tee-shirt pour s’essuyer à nouveau le visage, le cou… Emma aperçoit un instant son ventre musclé, sa peau halée. Elle déglutit, le nez dans le tissu éponge.

Le court se vide, Pierre s’empresse vers un autre match, renonçant à l’entraîner.
— Tu ne m’en veux pas ? Rejoins-moi quand tu veux, court numéro 6 !
Le match est terminé depuis un moment, mais Emma ne se décide pas à partir. Elle attend, indécise, les yeux rivés vers l’entrée des coulisses – il va peut-être revenir chercher sa serviette ?
Soudain, une main se pose sur son épaule, elle se retourne vivement. C’est lui ! Avec un grand sourire de vainqueur jusqu’aux oreilles, et des lunettes de soleil sur son nez pour la taquiner. Il la considère, goguenard.
— Vous savez qui a gagné au moins ?
— Oui… vous !
— Venez, on va fêter ça ! Si vous n’aimez pas le tennis, vous aimez faire la fête j’espère !
— Merci, mais les soirées mondaines avec plein de monde, ce n’est pas pour moi.
Il lève les yeux au ciel ; cette fille est décidément impossible.
— Et une soirée juste entre nous, cela conviendrait-il à mademoiselle ?
Emma se contente de lui sourire, paralysée soudain, et prend la main qu’il lui tend.

***

Merci à l’ami qui m’a emmenée à Roland-Garros, et corrigé mon texte !
– et à « Love story » d’Eric Seghal, roman sur lequel je me suis bien exaltée ado (au début surtout ^^) Je m’identifiais totalement à la jeune fille de l’histoire, la souris à lunettes, solitaire et plongée dans ses bouquins, affichant un profond mépris pour le sport, mais dégottant néanmoins, et sans fournir le moindre effort, le capitaine de l’équipe de football américain musclé et charismatique, brigué par toutes les pompons girls et starlettes du campus ! (La suite est horriblement triste et n’a plus rien d’une romance — j’ai versé des torrents de larmes à l’époque, passons…)

– photos prises sur le net : Jurgen Briand, Arthur Fils (créditées ou supprimées sur simple demande)

6 commentaires

  1. C’est vrai que le ping-pong métronomique de deux essuie-glace ibérique sur l’ocre du Central en début d’après-midi peut avoir quelque chose de lénifiant, invitant aux errements de la pensée ou à l’inspiration littéraire (voire la sieste). Et maintenant que les joueurs viennent à l’issue de chaque point chercher leur serviette dans un petit bac en bord de terrain, l’eye-contact avec le ou la spectatrice juste derrière n’en est que plus intense…
    Curieux de lire ce que vous inspirerait Wimbledon, son gazon au cordeau, ses tenues immaculées et ses fraises à la crème !

    1. a écrit :

      Oui, certains échanges s’éternisent, et les pensées s’évadent ! Wimbledon, c’est encore une autre expérience, je ne l’ai jamais tentée encore…

  2. Ylouc a écrit :

    Bien même si j’aurais cru Emma plus osée et la fin un peu plus Xx

    1. a écrit :

      Merci ! Je suis romantique aussi, parfois 😉

      1. Casper a écrit :

        Ahah, le fantasme de se faire remarquer et dégotter les sportifs convoités de toutes les autres, à la force de sa distraction et de son snobisme, toute teintée d’insouciance et sans aucun calcul quel qu’il soit, c’est tout toi ça Clarissa 😘
        signé Casper du Lenglen

        1. a écrit :

          C’est une histoire inventée, je préfère préciser ^^ Ce n’est pas vraiment mon fantasme, le sportif ! Je suis plutôt contemplative, j’aurais du mal à suivre 😉

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