Une histoire romantico-historique (sans aucune prétention d’historienne) inspirée de notre maison de vacances devant les grilles du château.
« Pour aiguiser l’esprit de la plus dolente des femmes et la rendre rusée d’un seul coup, il suffit de l’enfermer à clef et l’affaire est faite » – Beaumarchais, Le barbier de Séville
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Il avait toujours été là, le vieux soldat assis devant sa guérite près des grilles du château, fourrant sa pipe, toujours partant pour un brin de causette. Il défendait le château, mais la contrée vivait en paix, aussi se contentait-il d’accueillir et guider les visiteurs, d’éconduire les colporteurs, et de saluer la famille du marquis, en particulier Mademoiselle Blanche. Cette petite, il l’avait vu naître ! Enfant, elle venait souvent traîner près de lui, et grimpait sur ses genoux, attirée par des récits de gloire et de bataille, et les cancans du village. Elle avait bien grandi depuis, d’ailleurs, à la rentrée, elle inaugurerait sa première saison des bals !
Depuis qu’elle était revenue de son pensionnat de jeunes filles, elle ne se montrait plus aussi familière qu’autrefois, mais ne manquait jamais une occasion de venir lui dire un mot.
Le vieux soldat avait le cœur gros de matin-là, elle allait lui manquer.
— Mademoiselle, faut que je vous dise, je prends ma retraite, je rentre au pays !
Blanche marqua un temps, stupéfaite. Il était là depuis toujours, elle le pensait inamovible jusqu’à la fin des temps… Comment ça « la retraite » ? C’est indigne d’un grognard, gronda-t-elle. Il se mit à rire, mais resta inflexible, rien ne put le faire changer d’avis, pas même le minois déçu et adorable de la jeune châtelaine.
— J’ai servi monsieur le marquis pendant plus de trente ans, j’aspire maintenant à cultiver mon lopin de terre durement gagné sur les champs de bataille, puis paisiblement depuis votre naissance.
Blanche perdait un ami, elle en fut longtemps chagrin, et soupirait à chaque fois qu’elle passait devant la maison du soldat et ses volets clos.
Un jour, elle s’arrêta net ; un soldat rutilant se tenait bien droit devant l’entrée. Il lui présenta les armes. Elle l’observa par en dessous, à l’abri de son ombrelle. Un jeune soldat, à peine plus âgé qu’elle. Quelque chose fondit en elle, sans qu’elle sache se l’expliquer. Était-ce son bel uniforme, sa jolie figure, sa droiture ? Elle avait envie de rire aussi ; il semblait si sérieux. Elle fonça droit sur lui, et il se mit au garde vous, frémissant de timidité.
— Repos ! C’est vous qui gardez le château désormais ?
— Oui Mademoiselle ! Je me présente, François, pour vous servir !
—Vous pouvez vous détendre, et vous assoir là sur ce banc, c’est ce que faisait votre prédécesseur quand je venais le visiter.
Il la considéra, surpris, avant de s’exécuter, s’asseyant d’une fesse, vaguement coupable de se reposer et de ne point mériter sa solde.
Blanche s’assit sans façon sur le banc de pierre à côté de lui.
— Causons, voulez-vous ? Donc, vous êtes là pour nous protéger au péril de votre vie ? N’ayez crainte, c’est plutôt tranquille ici, à part quelques démarcheurs… D’où venez-vous mon brave ?
Le jeune soldat ne pouvait placer un mot, il regardait émerveillé cette jeune apparition qui babillait joyeusement, une fée avec sa longue robe fleurie, ses cheveux dorés flottant sur ses épaules. Il revenait du front, il avait vécu l’enfer, vu l’horreur, des cauchemars le tourmentaient sans fin… et voilà qu’une jeune fille le regardait de ses grands yeux candides, consolait son âme et ravissait son cœur. Il n’avait jamais rien vu d’aussi joli de sa vie. Heureusement qu’elle babillait, car lui avait la gorge complètement nouée.
Qu’il a l’air bêta, se disait-elle, mais Dieu merci, ses galons dorés et son épée au côté le sauvent et parlent pour lui. Sa mignonne figure aussi.
Le cœur du jeune soldat se réchauffait au contact de cette jeune fille lumineuse et rieuse. Il ne connaissait personne ici, affecté là par le hasard des nominations ; un peu de repos après la rage des combats.
— Blanche ! appela une voix pincée.
La jeune fille bondit sur ses pieds, le ton de sa mère ne souffrait aucun délai.
— On m’appelle, je dois me sauver, gardez-nous bien de l’ennemi !
— Comptez-sur moi mademoiselle ! fit François en s’inclinant cérémonieusement, un sourire rayonnant jusqu’aux oreilles.
Ils réitèrent souvent leurs rencontres sur le banc de pierre. François réussit enfin à se confier, en rougissant beaucoup sous les taquineries de Mademoiselle Blanche qui n’était point tendre avec lui et le taquinait férocement. Mais un jour, la voiture de sa mère s’arrêta, la porte s’ouvrit, et Blanche dut la rejoindre sans différer. Sa mère fronçait les sourcils, l’air peu amène.
— Je ne veux plus que tu te promènes et t’attardes par là !
— Mais pourquoi maman ? Je l’ai toujours fait !
— Ce n’est pas convenable, tu n’es plus une petite fille à qui l’on pardonne ces fantaisies, mais une jeune fille à marier, devant faire honneur à sa famille.
Blanche se renfonça dans le siège de la voiture, boudeuse. Les chevaux se remirent à trotter, et la voiture cahoter rudement sur les pavés.
C’est bien connu, toute interdiction éveille aussitôt l’envie et déclenche la tentation, même chez la plus pure des jeunes filles ! Étrangement, les occasions de passer devant la guérite se multipliaient : il y avait toujours un ruban à acheter dans le bourg en contrebas, une prière à faire à l’église, une amie à visiter d’urgence… Blanche n’était jamais seule cependant, toujours dûment chaperonnée à présent. Quelle perte de liberté par rapport à son enfance ! Plus elle grandissait, plus on l’enfermait, et plus elle rêvait de liberté et de son beau soldat. Ils échangeaient des regards brûlants à chaque fois qu’elle passait les grilles du château, et souffraient de ne pouvoir reprendre leurs échanges.
La jeune fille ne manquait pas de ruse malgré ses années de pensionnat dans un couvent. Elle avait souffert de somnambulisme enfant, on la retrouvait endormie dans toutes les pièces du château ! Les domestiques la croisaient parfois, petite silhouette pale errant comme un fantôme dans les couloirs ; ils se signaient et l’évitaient. C’était passé avec les premiers saignements, mais Blanche allait prétexter de nouvelles crises, si jamais on la surprenait se promenant de nuit.
Une nuit, elle courut rejoindre son soldat chez lui. Il faillit l’embrocher de sa baïonnette dans sa surprise, avant de rire de joie de la voir là, dans sa longue chemise de nuit de soie blanche, plus féérique que jamais sous la pale lueur de la lune.
— Suis-je en train de rêver ?
— Remettez-vous enfin, ce n’est que moi ! Un soldat se doit d’être courageux, même devant une châtelaine se promenant la nuit en chemise… C’est glacé ici, j’ai froid, se plaignit Blanche, un peu dépitée par l’accueil de son soldat – mais comment le prévenir ?
Le feu s’était éteint depuis longtemps, François lui tendit une couverture. Blanche claquait des dents, elle préféra se glisser directement sous l’épais édredon du lit, et dans les bras chauds de son soldat. Il l’enlaça en soupirant de bonheur. Ils étaient vierges tous les deux, le jeune homme ne s’était point laissé tenter par la vigoureuse vivandière qui faisait commerce de son corps sur le champ de bataille, malgré les moqueries de ses camarades. Et la virginité de Blanche était gardée comme un trésor sacré, d’abord par une armada de religieuses, puis une mère sourcilleuse. Il se serrèrent tant et tant l’un contre l’autre, dans la joie de se retrouver et de s’étreindre qu’ils fusionnèrent. Leur désir s’enflamma de concert, il se laissèrent guider par la nature et leurs instincts, les meilleurs maîtres en la matière.
Ils renouvelèrent leurs rendez-vous au clair de lune à l’envi, sans jamais être surpris. Les cernes de Blanche lui donnaient un air mélancolique qui séduisit un jeune comte voisin. Il entreprit de faire sa cour, et tomba sous son charme. Il était aussi blond et pale de peau que son soldat était brun et halé. Ses manières plurent à Blanche, son uniforme d’officier aussi, plus magnifique encore que celui de son cher soldat. Des épousailles furent rapidement organisées, et son jeune mari se félicita du choix de son épouse après le feu d’artifice de leur nuit de noces.
Au moment de quitter ses parents pour s’installer dans le château de son époux, Blanche n’eut qu’une exigence, à laquelle son mari consentit bien volontiers : elle voulait emmener son garde du corps, François ! Son époux s’en étonna un peu, le plus souvent les jeunes dames bien nées réclamaient d’emmener une servante, leur gouvernante, mais après tout il serait rassuré de laisser sa douce entre de bonnes mains s’il devait repartir en mission .
Leur bonheur fut de courte durée. L’empereur avait de tel besoins en hommes qu’ils furent appelés tous les deux sous les drapeaux. Blanche prenait sa plus belle plume, écrivait à l’un, puis à l’autre, et ce qui devait arriver arriva : un jour, chacun reçut la missive destinée à l’autre. Ce qui aurait été un drame en temps de paix ne le fut point en ces temps où l’on risquait sa vie à chaque instant sous le feu du canon. De telles broutilles se trouvaient relativisées, et apportaient même un parfum de galanterie dissipé depuis longtemps par l’odeur de la poudre. Le comte convoqua néanmoins son subalterne, qui ne sut plus où se mettre quand il fut mis au parfum et se concentra sur le bout de ses bottes.
— Nous règlerons cela à notre retour, nous avons plus urgent pour le moment, et tâchons de rester en vie, afin de ne pas doublement peiner Madame la comtesse. Après tout, elle vous a aimé avant de m’aimer, j’ai toujours deviné un tendre penchant sur lequel j’ai fermé les yeux… N’en parlons plus pour le moment, voulez-vous ! Rompez.
François n’en revenait pas de la noblesse du comte ; on en fusillait pour moins que ça. Comme il devait aimer Blanche lui aussi ! Il ne trouva rien à répondre, il se contenta de s’incliner et de claquer des talons. Oui, on verrait cela au retour, un retour qui semblait inaccessible, lointain, et tout à fait incertain tant les combats faisaient rage.
Il survint néanmoins !
Ils rentrèrent au château ensemble, silencieux et songeurs. Le comte ressentait une immense fatigue, il repoussa à plus tard la discussion avec son épouse volage. Il voulait avant tout se délasser auprès de sa douce ; le repos du guerrier, enfin ! Il en avait tant rêvé. Tenter d’oublier les horreurs de la guerre, panser ses plaies à son contact, accueillir ses caresses et ses compliments — il revenait couvert d’honneur et de gloire — et retrouver ses chers livres et bien-aimés chevaux. Tout le reste pouvait attendre.
La discussion en question fut sans cesse différée — le comte tenait à sa tranquillité après ces jours d’orage — avant d’être définitivement oubliée ; à quoi bon remuer la boue du passé, après tout ce temps.
Madame la comtesse coula des jours heureux entre son époux et son soldat, simplement affectée de crises de somnambulisme – la malheureuse en souffrit toute sa vie. Quantité d’enfants naquirent de ces nuits d’errance, parfois blonds, parfois bruns ; elle les aimait tout autant ! Le comte les faisait indifféremment sauter sur ses genoux sans se poser de questions inutiles, car tel est le secret du bonheur, ou, du moins, de la sérénité.
Peinture d’Eugène Lelièpvre, peintre officiel de l’armée (j’ignorais leur existence, surtout au 20e siècle ^^) – retirée sur simple demande