Chaque matin, Augustine brossait rêveusement les longs cheveux de Madeleine, la jeune fille de la maison.
Le soir aussi, avant qu’elle ne s’endorme, la tradition des cent coups de brosse était scrupuleusement respectée, même si toutes deux tombaient de sommeil. Augustine enfouissait ses mains dans l’épaisse chevelure, appréciant leur toucher, leur douceur, les senteurs qui s’échappaient de cette masse. Elle se penchait sur la tête de Madeleine, en quête de nœuds imaginaires, et respirait discrètement, enivrée par son odeur de jeune fille bientôt endormie.
Le lendemain, patiemment, elle refaisait tout le travail de la veille, éternelle Pénélope démêlant ces cheveux facétieux qui s’emmêlaient à nouveau à la faveur de la nuit.
— Mademoiselle a dû avoir un sommeil très agité, des mauvais rêves peut-être ? s’inquiétait-elle parfois.
Madeleine haussait les épaules.
— Je dors comme une enfant ! Tu dois souvent me secouer pour me tirer de mon sommeil, cruelle.
Augustine sourit.
— C’est si long de vous coiffer, nous avons besoin de temps. Il faudrait les tresser Mademoiselle, suggérait Augustine.
Madeleine secouait la tête avec véhémence. Des tresses la gêneraient, lui tireraient les cheveux… ça ne la dérangeait pas que cela prenne du temps, elle n’avait rien de prévu.
Augustine avait de l’ouvrage en revanche, mais Mademoiselle Madeleine n’en avait cure apparemment ! Comme elle aimerait être payée pour s’occuper uniquement de la longue chevelure de la jeune fille… mais ses patrons n’étaient pas bien riches, elle devait aussi coiffer et habiller madame, qui se levait tard fort heureusement, faire les courses, jouer les chaperons, aider la cuisinière…
Ses pensés s’évadaient, tandis qu’elle manipulait à pleines mains la longue chevelure, la brossant encore et encore, en un geste hypnotique qui les endormait, elle et sa jeune maîtresse. Madeleine se laissait faire toujours gentiment, endurant patiemment l’opération de démêlage. Augustine s’appliquait, faisait de son mieux pour ne pas la faire souffrir. C’était un moment paisible, dans le calme de la maison encore endormie, avant que Monsieur ne surgisse pour réclamer son café et ses tartines, suivi bien plus tard de Madame, toujours d’une humeur massacrante après sa trop longue nuit dans un lit trop moelleux.
Ce matin là était semblable à mille autres, Augustine coiffait Madelaine, de ses doigts et de la brosse, des gestes délicieux et répétitifs, mais un grain de sable se glissa soudain, troublant leur complicité silencieuse. Madeleine réclama son miroir. Augustine le lui tendit machinalement — Mademoiselle aimait parfois se mirer pendant qu’on la coiffait. En réalité, Madeleine ne se regardait pas, elle orientait le miroir pour observer sa servante. Comme elle était jolie avec ses yeux baissés, ses longs cils, son doux sourire, et sa peau pâle qui semblait d’une douceur infinie… Cette fois, une pulsion irrésistible l’enflamma, au lieu de s’emparer de son miroir, elle posa sa main sur celle d’Augustine.
Le temps s’arrêta, tout comme le cœur d’Augustine. Statufiée, Augustine ne reprit pas sa main, l’abandonnant à celle de sa maîtresse. Il était désormais trop tard pour reculer et prétendre que rien ne s’était passé. Dans son émoi, elle lâcha le miroir qui tomba sur le sol et se fracassa en mille morceaux. Elle sursauta et poussa un cri.
— Oh Mademoiselle, je suis tellement désolée, il paraît que cela porte malheur en plus !
Superstitieuse comme toutes les filles de la campagne, elle se signa et psalmodia à toute vitesse un Notre père.
Madeleine éclata de rire.
— Je te pardonne, à condition que tu me baises la joue !
— Mademoiselle, je ne sais pas si je peux…
— Mais puisque je te le demande !
Après des mois de préliminaires consacrés à ses cheveux, il était temps qu’Augustine s’intéresse à autre chose ! Ses joues, pour commencer.
Augustine lui fit une bise, une bise d’amie de cœur. Madeleine l’encouragea.
— Je n’ai rien senti, il faut que cela dure plus longtemps…
— Ce n’est pas bien Mademoiselle, je vais me faire renvoyer, et nous brûlerons en enfer !
— Mais non, ce que tu peux te montrer peureuse ! Je ne dirai rien, et Dieu a dit : aimez-vous les uns les autres, il n’a pas précisé qui ni comment ! Et puis tu as été recrutée avant tout pour t’occuper de moi, tu te souviens ? Nous avons tant joué ensemble toute mon enfance, je t’ai prêté mes poupées, mes dinettes… à présent, il est temps de jouer à d’autres jeux… tu ne veux plus t’occuper de moi ? Je n’ai qu’à dire à mère que je suis trop grande pour avoir une servante à moi, je peux parfaitement m’occuper de moi toute seule comme au pensionnat, je te libère de tes obligations… Mère sera trop contente de renvoyer la cuisinière pour que tu cuisines à sa place… Bon, il faudra quand même m’aider à mettre ce fichu corset !
Augustine frémit et se récria. Elle s’occuperait de Mademoiselle tant qu’elle voudrait d’elle ! Elle l’aiderait à se coiffer, à choisir ses robes, l’accompagnerait chez la couturière ou ses amies, aussi longtemps qu’elle vivrait. Madeleine leva les yeux au ciel et posa un doigt sur ses lèvres pour la faire taire.
Ce fut comme un réflexe, un mouvement du corps sans réfléchir : Augustine baisa le doigt fin posé sur sa bouche. Madeleine lui sourit et lui donna aussi le dos de sa main à embrasser, et puis son bras. Elles basculèrent toutes les deux sur le lit tout proche et s’embrassèrent à l’envi. Le cœur d’Augustine éclatait de bonheur, elle rêvait de ce moment depuis des mois, sans oser se l’avouer, heureuse comme ça, se contentant de coiffer les beaux cheveux de sa maîtresse, de l’habiller le matin et la déshabiller pour la nuit. Mademoiselle Madeleine était si belle !
Elles roulèrent l’une sur l’autre, chahutèrent comme des enfants, se caressèrent, se chatouillèrent, s’embrassèrent encore, avant de se relever, hagardes.
Augustine se mit à rire entre ses mains.
— Pourquoi ris-tu ? s’enquit Madeleine en l’embrassant une dernière fois.
— Mademoiselle est toute décoiffée à nouveau, je dois tout refaire !
— Avec plaisir Augustine chérie, prends tout ton temps surtout.
Augustine eut bien du mal à se concentrer, entre les œillades et les sourires en coin de sa malicieuse maîtresse. Ses pensées s’égaraient… ce soir, elle préparerait sa maîtresse pour la nuit, elle la déshabillerait, la débarrasserait de l’étroit corset qui blessait sa taille… elle ne lui mettrait pas sa chemise de nuit tout de suite, elle la laisserait nue, vêtue de ses seuls cheveux, qu’elle coifferait longuement… ses doigts déraperaient dans son cou, et puis…
— Eh, Augustine, tu rêves ?
Augustine sursauta.
— Que se passe-t-il Mademoiselle ?
Madelaine riait aux larmes.
— Tu n’as rien entendu ? Père se lève, il sera déçu si ses tartines n’arrivent pas à table en même temps que lui.
Augustine bondit sur ses pieds et se sauva en se tordant les mains. Madeleine dut terminer de se coiffer toute seule, et s’habiller aussi. Elle fit l’impasse sur le corset et ne s’en trouva pas plus mal.
Elle aussi avait hâte qu’il soit l’heure d’aller dormir. La journée promettait d’être longue.
Tableau de Federico Zandomeneghi