La grâce

Parfois, le désir s’invite, mais ce n’est pas le moment, ni le lieu…
La religion, l’un des derniers tabous. Et donc un fantasme ! Et un sujet d’écriture… déjà pas mal exploré par ci par dans les pages de ce blog.

***

En ces temps de carême, Chloé fut saisie d’une certaine nostalgie. Des souvenirs de catéchisme, de bonnes résolutions, de tentatives de privations, de messes interminables, refirent surface. C’était tentant de retourner à l’église, de se replonger dans cette ambiance catholique adorée et abhorrée à la fois : les sermons, l’encens, la culpabilisation, le péché, la rédemption… Une enfance heureuse et ennuyeuse, au son des cloches et des Alléluias…. Ça ne lui ferait pas de mal de renouer avec ses racines et la religion, le temps d’une messe !
Elle ne connaissait qu’un lieu où des messes se célébraient en semaine et s’enchaînaient comme à l’usine toute la journée, pour combler les besoins inépuisables de fidèles du monde entier : la chapelle miraculeuse, et sa fameuse médaille. Un parfum du 19e siècle parvenu jusqu’à nous — on aimait tant croire aux reliques, aux objets bénis, aux miracles à l’époque… L’église s’était battue contre toutes ces superstitions, mais la médaille miraculeuse s’était maintenue malgré tout dans le paysage religieux, pourtant minimaliste désormais – un miracle de plus. Sans oublier la dépouille de la Sainte, toujours exposée. Creepy et romantique à la fois !

Il y avait foule, des pèlerins de tous horizons se pressaient à la boutique (vente de médailles de toutes tailles et cartes postales), et dans la chapelle ; un office allait commencer.
Dans une petite pièce près de l’entrée, deux prêtres patientaient, avec un petit panneau sur leur bureau : «confessions». Chloé hésita un instant à toquer à la porte — autant boire la coupe jusqu’à la lie — avant de reculer. Comment raconter à ses saints hommes ses frasques, ses aventures, ses coups d’un soir ? Et elle raterait la messe tant il y avait à dire.
Elle détourna les yeux et s’avança la tête haute, cherchant une place. L’église était déjà bien remplie, il fallut rejoindre les premiers rangs. Il n’y aurait pas d’échappatoire.
Elle trouva de la place à côté d’un jeune homme — enfin, pas si jeune, mais plus jeune que le reste de l’assemblée en tout cas. (En prenant de l’âge, on s’inquiète du salut de son âme, c’était compréhensible). Chloé s’installa assez guillerette, en s’efforçant de chasser toute pensée impure malgré cette présence mâle à ses côtés.
Une vieille dame surgit soudain, la bouscula et la houspilla pour qu’elle lui fasse de la place. Chloé se décala de son mieux, et se retrouva collée à son voisin. Elle s’excusa à voix basse. Il l’ignora, abîmé dans des prières le coupant du reste du monde. Elle en revanche était définitivement distraite et arrachée du ciel, elle ne pouvait penser qu’au contact de sa cuisse musclée, et de la chaleur qui se propageait dans la sienne, gagnant dangereusement le reste de son corps.
La vieille dame soufflait et s’agitait, visiblement contrariée. Chloé ne bougeait pas d’un cil et évitait de la considérer, se sentant vaguement coupable, mais elle ne pouvait être plus près de son voisin, à moins de lui grimper carrément sur les genoux ! La dame finit par se lever, offensée, elle rejoignit une place qui venait de se libérer, au premier rang — des enfants déjà lassés s’étaient sauvés. Chloé respira. Elle ne fit pas mine de s’écarter de l’homme cependant, tant elle goûtait le contact de sa jambe contre la sienne. Elle communiait avec son prochain et se sentait en paix avec sa conscience.

Chloé chantait avec enthousiasme, sa voix s’envolait, rejointe par la voix grave et mélodieuse de l’inconnu qui se mariait à merveille avec la sienne. Elle avait oublié de prendre la feuille des chants à l’entrée, il tendait galamment la sienne vers elle, et elle se rapprochait encore pour lire, collée contre son flanc. Chloé s’exaltait, touchée par la grâce, enfin, et chantait de tout son cœur des refrains vibrant d’amour céleste. Son corps se réchauffait encore, son cœur s’embrasait. L’appel du christ sûrement ! Adieu amants, soupirants, orgasmes et fantasmes ! Mais c’était si bon ce feu crépitant dans son cœur, ce sentiment d’appartenir à une communauté aimante ! Elle n’était plus seule, tous chantaient à plein poumoins, et en particulier cet inconnu dont la voix basse l’envoûtait. Elle lui jeta un coup d’œil discret. Un étranger sûrement, avec sa peau hâlée, ses cheveux noirs, et son accent chantant. Un sud-américain ! Que calor ! Elle s’embrasa de plus belle.
— Et maintenant, donnez-vous un geste de paix, ordonna le prêtre.
Depuis la crise du Covid, on se contentait de s’incliner comme des japonais, mais visiblement ce voyageur du bout du monde n’était pas au courant des nouvelles coutumes. Il prit sa main et la serra chaleureusement entre les siennes. Il la tint longuement prisonnière, lui adressant un sourire ravageur qui la propulsa immédiatement au paradis, avant de la précipiter en enfer quand il se détourna pour prier à nouveau. Toutes ses prières ! Il avait tant prié déjà, il n’en avait donc pas assez ? Il ne voulait pas se rapprocher de son prochain, plutôt ? D’elle…

La fin de l’office se profilait, les pensées de Chloé tournaient à toute allure pour prolonger ce moment. Elle pourrait lui proposer une visite de Paris… l’art religieux au Louvre par exemple, avec ses Madeleines pénitentes pressant leur sein ; ça pourrait lui donner des idées !
— Je vais à présent bénir vos médailles, annonça le prêtre. Mettez les médailles dans votre main et levez-là vers moi.
Chloé se figea, indécise : elle n’avait pas de médaille. Son voisin lui toucha légèrement le bras, lui envoyant une décharge électrique en plein cœur. Il tenait une médaille dorée entre ses doigts. Il la baisa avec ferveur en fermant les yeux tandis que le prêtre prononçait la bénédiction, avant de la lui donner en souriant. Chloé accepta son cadeau le cœur gonflé de joie, brulée vive par son sourire. Elle baisa la médaille à son tour, un baiser passionné, qui en appellerait d’autres peut-être, sur des lèvres humides pour changer du métal. Soudain son cœur se figea. Elle venait de remarquer la croix à la boutonnière de son inconnu : un prêtre ! Un prêtre qui faisait du tourisme en France, et qui visitait la chapelle miraculeuse, logique, sûrement après un petit tour à Lourdes…
Le froid glacial du tombeau envahit son cœur. Seul son corps brûlait toujours, il brûlait de désir, un désir inassouvi, frustré, tué dans l’œuf par une simple croix d’acier discrètement accrochée sur la poitrine de l’homme d’Église pour se protéger des vampires dans son genre.
Chloé secoua la tête, se moquant d’elle-même ; dire qu’elle s’était crue touchée par la grâce ! Elle fondait de désir en fait, pour rien, en vain. Il faudrait apaiser ce incendie d’une façon ou d’une autre…
— Merci mon père, fit Chloé entre ses dents, dépitée.
Elle s’en alla sans se retourner, se concentrant sur le positif : elle n’était pas «appelée» par Dieu finalement ! Quel soulagement… à elle les amants, les soupirants, et les fantasmes à l’infini !

Cependant, au creux de sa main, la médaille bénie commençait courageusement son ouvrage. Elle se retrouvait avec un sujet particulièrement difficile et n’était pas certaine de réussir à mener à bien sa mission : ramener cette dame dans le giron de l’Église ! Mais c’était son rôle n’est-ce pas de provoquer des miracles, et elle comptait bien faire honneur à son nom.

Peinture : Sainte Madeleine pénitente, Van Slingelandt 1640 (Louvre)

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