Les histoires de fantômes, c’est toujours la même chose : une famille emménage avec enthousiasme dans une maison ancienne, qui se révèle bientôt hantée.
— Pourquoi ne pas imaginer l’inverse, pour une fois ! La « maison » est toute trouvée 😉
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Le Seigneur et sa Dame erraient tristement depuis des siècles dans cette forêt touffue. Leur château qu’ils hantaient avec amour avait brûlé, réduisant en cendres tous leurs souvenirs et les mûrs bien-aimés, un soir funeste d’inattention du cuisinier. Le feu de son four avait gagné la toiture, et en quelques heures, c’en était fini du château séculaire, consumé sans gloire bien avant la révolution.
Les deux fantômes s’étaient retrouvés fort dépourvus et à la rue, ou dans les bois plutôt, car aucun de leurs descendants ne fit mine de reconstruire leur cher château ; au contraire, ces ingrats firent raser les tristes restes des fiers remparts, et s’acharnèrent jusqu’à la détruire la dernière poutre calcinée. La révolution passa ensuite par-là, les châteaux ne furent plus en odeur de sainteté, pour quelques temps du moins. Les registres et les livres de comptes avaient également brûlé, le château n’existait plus que dans d’obscurs registres notariaux ; ils furent bientôt perdus eux aussi, au fil des siècles et des déménagements successifs.
Le Seigneur et sa Dame restèrent là, attachés au lieu malgré tout, car tel est le sort des fantômes, ils ne peuvent s’éloigner de l’endroit où ils ont trépassé de mort violente. Ils s’effaçaient peu à peu, pauvres âmes en peine hantant les bois environnants, désespérant de trouver une terre d’accueil hospitalière.
Leurs sépultures installées dans une crypte sous le château s’étaient retrouvées ensevelies sous les gravats et les cendres, effondrées et à moitié détruites, de sorte qu’ils répugnaient à y séjourner. La Dame préférait encore les arbres, ils lui rappelaient les colonnes de sa chapelle où elle avait tant prié. En vain semblait-il, puisque les portes du paradis lui restaient closes, pour des raisons inconnues. Au moins était-elle en compagnie de son cher époux ; dieu merci, il n’était point mort en bataillant. Elle soupirait néanmoins d’être condamnée à errer dehors, forme vaporeuse offerte à tous les vents, et se lamentait sans fin sur la disparition de son château. A quoi cela servait-il de rester fantôme ici-bas sans lieu à soi ?
— Patience, ma mie, la réconfortait son Seigneur, j’ai confiance en Dieu. J’ai certes trucidé moult infidèles, sans compter les brigands, mais j’ai la conscience en paix, c’était pour défendre les miens et mon honneur.
La chance leur sourit un beau jour, sous la forme d’un coup de pioche, suivi de nombreux autres. Le Seigneur voleta sur les lieux pour mieux voir, il n’y avait pas eu un tel raffut dans ces bois depuis la démolition de leur demeure ! Bientôt, il se mit à éclater d’un rire formidable, vite réprimé en voyant la tête des ouvriers. Il s’envola vers sa douce et la conjura de le suivre, en silence.
Ils observèrent un moment le chantier et se sourirent ; quelque chose allait sortir de terre, quelque chose d’intéressant ! Ils ne comprenaient rien au charabia de ces manants, mais leurs âmes tressaillirent de joie quand ils reconnurent les plans dessinés par le maître d’œuvre : un château fort, dans la plus pure tradition ! On leur bâtissait un nouveau château ! Non loin de leur château détruit de surcroît… Sûrement, quelqu’un avait eu vent de leur détresse, béni soit-il et toute sa descendance. Ils recouvraient déjà de nouvelles forces, au point de redevenir visibles s’ils n’y prenaient pas garde.
En mal de distractions, ils suivirent attentivement l’avancée des travaux et donnèrent de nombreux coups de pouce, veillant à ne pas se trahir. Se faisant esprits frappeurs, ils aidèrent à faire le vide sur le terrain, envoyant valser pierres et cailloux, déracinant et arrachant les mauvaises herbes, histoire de faire place nette. Ils opéraient la nuit, loin des yeux des oeuvriers ; il ne s’agissait pas de les faire fuir. Ils aidèrent ensuite au levage des pierres, riant de leurs pouvoirs. Si on leur avait dit un jour qu’ils s’amuseraient à se mêler aux maçons et aux charpentiers !
En attendant, le chantier progressait à grands pas, et le Seigneur vibrait d’impatience de s’y installer en majesté.
— Patientons, mon ami, suppliait sa Dame, effrayée. Que sait-on de ces gens ? L’endroit est peut-être piégé ? Ils ne prient guère, et s’ils étaient à la solde du malin ?
Le Seigneur la rassura, indulgent.
— Je me sens là en terrain familier, je reconnais leurs méthodes, les procédés, les outils ; ils n’ont point changé… Regardez le soin apporté à chaque pierre, observez la forge, les charpentiers… mais peste soit le progrès de la langue, je n’y comprends goutte à leur patois !
— Cela va encore prendre du temps, avant que ce ne soit habitable… hantable ! Et où est-donc mon lit à baldaquins ? Mon coffre ?
— Du temps, nous n’en manquons point, et vous aurez votre couche, ma mie ! Le moment venu, je revendiquerai ce château comme mien, en dédommagement de celui que j’ai perdu, et nul ne contestera ma juste requête ! D’ici là, je me rends à vos raisons, nous allons les laisser tranquillement achever leur ouvrage. Je vais attendre que la dernière pierre soit posée, la dernière tuile, et je m’engouffrerai par la grande porte, je me déchaînerai, violent comme un orage d’été, et je me proclamerai Seigneur de ce château pour l’éternité ! Je ferai fuir tous ces inutiles gueux, braillards et buveurs, qui jacassent avec nos travailleurs et les retardent, ouste, du balai. La courageuse main d’œuvre sera également remerciée, et nous régnerons sans partage, pour les siècles des siècles !
La Dame se rapprocha de son époux vaporeux, jusqu’à mêler sa forme évanescente à la sienne. Les deux formes brumeuses n’en firent plus qu’une, palpitante d’impatience et d’énergie contenue, lâchant des éclairs et des étincelles.
En 2027, le château de Guédelon fut officiellement déclaré terminé. Cela faisait déjà deux ans que l’on fignolait pour retarder l’échéance, en s’occupant du dallage du château, des fresques des murs… Un charpentier eut l’idée un beau matin de fabriquer un lit à Baldaquins, une impulsion subite au saut du lit, ça se faisait, non, à l’époque ? On le laissa faire, après tout, il n’avait plus de poutres à équarrir, il se retrouvait désœuvré. Il enchaîna avec la réalisation d’un coffre, avant de déposer ses outils, l’esprit vide ; cette fois, c’était bel et bien fini.
La dernière tuile fut posée en grande pompe par un ministre venu spécialement de Paris, secondé du préfet en grand uniforme et d’une armada de scientifiques et d’historiens ayant contribué au projet. Les oeuvriers se congratulèrent, leur temps s’achevait. Le projet se poursuivrait sans eux désormais : il s’agissait maintenant de faire vivre le château avec des spectacles, des démonstrations de combats, des fêtes et des banquets ; les idées ne manquaient pas, les touristes répondraient présents !
Ils étaient venus en nombre ce jour-là, attirés par le grand soleil et le buffet promis, mais contre toute attente, une tempête éclata, menaçant d’emporter l’estrade où le ministre s’apprêtait à déclamer son discours édifiant. Des vents violents soufflèrent, un déluge de pluie s’abattit sur le ministre, le préfet et la foule des visiteurs. Tous se sauvèrent, se ruant vers leurs voitures aussi vite que possible, soulagés de retrouver le beau temps quelques centaines de mètres plus loin.
Le silence tomba sur le château désert. Deux formes brumeuses se matérialisèrent à l’entrée : un homme et une femme, vêtus en grande pompe à la mode médiévale. Ils gagnèrent en consistance, en confiance.
— Venez mon aimée, ils ont tous déguerpi comme des lapins ; bienvenue en votre nouvelle demeure ! Visitons notre nouveau lieu de vie voulez-vous, de non-vie plutôt !
Ils le connaissaient bien en réalité, s’étant déjà infiltrés en catimini dans les moindres recoins du château. Mais cette fois, ils déambulèrent avec fierté, l’âme heureuse, comme au paradis. Ils gagnèrent leur chambre et la Dame s’étendit sur le lit tant convoité. Elle tendit ses bras transparents et le Seigneur se fondit en elle, mêlant son énergie à la sienne, en un feu d’artifice d’étincelles et de crépitements électriques.
— Prenons garde à ne pas nous enflammer outre-mesure mon aimé, au risque d’incendier notre demeure toute neuve !
Le Seigneur grogna, mais s’apaisa ; ils pourraient toujours se promener aux alentours pour s’aimer avec fureur.
Bien sûr, les vivants tentèrent de revenir par tous les moyens, mais c’était sans compter sur les ressources et l’imagination de deux fantômes déterminés : chutes de pierres, jets de cailloux, brusques bourrasques, tremblements de terre, sinistres craquements de la charpente, inquiétantes fissures courant le long des remparts… rien ne fut épargné aux courageux volontaires qui s’aventurèrent sur les lieux !
L’association Guédelon jeta l’éponge, le site fut déclaré insalubre et dangereux, et fut cerné d’un ruban de plastique blanc et rouge surmonté de panneaux « danger – accès interdit ». L’association ne s’affligea pas outre mesure ; après tout, elle avait réussi sa mission « bâtir un château fort avec les moyens de l’époque » ! Le château avait été construit, ils avaient d’ailleurs bénéficié d’une chance incroyable pendant tout le chantier… La suite était superflue et se faisait déjà ailleurs : animations, troubadours et compagnie… ça ne l’intéressait pas plus que ça. D’ailleurs, l’association avait une autre idée qui l’occupait déjà à temps plein : construire une cathédrale. Elle cherchait activement un nouveau terrain. Loin.
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Photo du Seigneur et sa Dame : Film Lancelot
Album photos souvenirs de Guédelon, suite : l’intérieur, le potager, le puit